Retour dans les étoiles : le travail actuel de Catherine Viollet propose des cartes du ciel, cosmogonies d’après les dessins de Camille Flammarion, espaces striés qu’elle met en scène dans des performances en dessin et musique avec le musicien François Lucas.
Retour gagnant : Catherine Viollet, qui a émergé au sein du mouvement de la Figuration libre, multiplie ces dernières années les expositions, de Paris à Bruxelles et en Bretagne à Landerneau et au Hézo, qui remettent en circulation ses peintures des années 1980 entre Maillol et Pollock – ses Maillocks –, ses toiles Les hommes se peignent d’Amazonie ou sa série Égyptes en regard de son travail actuel.
Retour sur les années où Catherine Viollet a dirigé – en artiste – la galerie municipale de Vitry-sur-Seine et son Prix de peinture. Retour sur les multiples circulations de Catherine Viollet dans la peinture !
Entretien avec François Jeune
François Jeune Comment commence ton pilotage du Centre d’art de Vitry ?
Catherine Viollet J’ai été conseillère aux arts plastiques de la ville de Vitry-sur-Seine de 1997 à 2019. Sous l’impulsion d’un élu à la culture, Jean Collet, la ville de Vitry avait fait valoir en 1969 l’idée que les missions de culture à Vitry devaient être portées par des créateurs, des gens qui connaissaient le terrain. Pour les arts visuels, ce fut un artiste, Serge Guillou. C’est lui qui a créé le prix de peinture Novembre à Vitry, un soutien de la peinture avec un regard porté sur les jeunes créateurs de moins de quarante ans, avec un jury uniquement composé d’artistes. J’ai été membre du jury de 1992 à 1996, et c’est à ce moment-là que Serge Guillou m’a dit qu’il aimerait bien suggérer des noms d’artistes pour lui succéder.
FJ : En quoi consistait cet engagement ?
CV : Ce poste comportait trois volets : la direction de la galerie municipale située dans les anciens bains-douches transformés en lieu d’exposition, la responsabilité de la commande publique aux artistes, politique très active à Vitry au titre du 1 %, et également la direction de l’École municipale d’arts plastiques. C’est une ville de tradition communiste, où l’accès à la culture au plus grand nombre est une donnée incontournable, et c’est une décision politique de choisir quelqu’un d’engagé dans une pratique. La charge était lourde, mais je me suis portée candidate. Je pense que la Ville a été sensible à la candidature d’une artiste femme. En 1983, Serge Guillou et Raoul-Jean Moulin avaient organisé à Vitry une exposition très précurseuse, La Part des Femmes dans l’art contemporain, avec près d’une centaine d’artistes femmes, et j’étais la plus jeune dans cette exposition.
FJ : Quelles ont été tes propositions ?
CV : Jusque-là, c’étaient essentiellement de la sculpture et de la peinture qui étaient montrées à Vitry, et j’ai eu envie d’ouvrir sur la pluralité des formes artistiques. Une de mes premières expositions a été celle de Bill Culbert, des installations lumineuses de cet artiste d’origine néo-zélandaise. Toutes ses œuvres tournaient autour de la lumière et étaient constituées d’éléments domestiques de récupération : des meubles, des luminaires avec prolifération d’ampoules, et ça été presque un scandale ! Il n’y avait jamais eu d’installations à la galerie et les services techniques ont eu peur en voyant ces fils électriques, partie intégrante de l’œuvre, et ne voulaient pas ouvrir l’exposition, pensant qu’il y avait un danger… J’ai compris alors que ce serait un peu compliqué… mais en fait on m’a fait confiance, et il n’y a jamais eu d’ingérence dans ma programmation. Je programmais sur une année, pas trop à l’avance car je voulais de la souplesse et laisser une place à l’intuition et à la rencontre, ne pas me bloquer. Sans en faire le calcul, je pense avoir assez bien équilibré les invitations entre artistes femmes et hommes. La ville constituait une collection d’œuvres graphiques et photographiques et j’ai bien entendu montré ces champs de l’art. J’ai également opéré des croisements dans les pratiques lors d’expositions collectives, comme Deux pièces meublées en 2014, réunissant des œuvres à la frontière entre sculpture, design, valeur d’usage et détournement. Il y avait des questions intéressantes d’articulations entre les œuvres.
FJ : En tant qu’artiste, ne fais-tu pas plus confiance en une liberté plastique de création ?
CV : Je dirais que j’étais dans l’idée de « commissariat souple ». Je me suis toujours vécue comme une artiste invitant d’autres artistes… J’aime cette notion d’invitation. Je me suis donné une obligation de diversité. J’ai montré des artistes de toutes générations. Et sachant très bien ce que c’était de manquer de visibilité par moment, j’ai eu à cœur de redonner des coups de projecteur à des œuvres d’artistes atypiques, tels François Bouillon qui a couvert le sol de la galerie de taches rouges, ou François Arnal, alors âgé de 80 ans, livrant une exposition d’une fraîcheur incroyable ! C’est la grande liberté des centres d’art, d’être des lieux d’expérimentation. J’avais envie que les artistes me surprennent avec leurs projets, et qu’ils se sentent à l’aise. Entre artistes, la compréhension est assez immédiate, on parle le même langage et je pense que j’ai pu être facilitatrice de leurs projets.
FJ : Comment, après ta direction, as-tu dialectisé ton exposition personnelle Circulations en 2020 au Centre d’art de Vitry ?
CV : Dans un parcours aussi long, il y a des rencontres fortes, des liens se nouent. Dès que j’ai eu cette proposition d’exposition, j’ai conçu l’idée d’y inviter quelques œuvres d’artistes que j’avais exposés, en contrepoint aux miennes. C’était une façon de boucler la boucle, de relier mon travail d’artiste et mon vécu dans ce lieu.
FJ : Quelle vision as-tu de tes peintures des années 1980, qui traitaient du corps avec Maillol, les Indiens d’Amazonie ou les bas-reliefs égyptiens à l’aune de celles de 2023 ?
CV : Pour te répondre, je prendrai une métaphore maritime… Dans son livre Philosophie de l’océan, Roberto Casati parle de « la vague qui porte avec elle et fait se mouvoir toute l’eau qui la constitue, mais à chaque instant, une vague est formée par de l’eau nouvelle, elle s’en nourrit, l’abandonne, en déplace un peu et remue le reste… c’est un mouvement permanent qui garde toujours un lien avec ce qui l’a précédé ». Dans mon travail, la vague est une matière en mouvement, ma peinture aussi. Cette dimension corporelle m’a portée longtemps, elle évoluait et rejaillissait d’une série sur l’autre. Tous mes modèles étaient porteurs d’une forme de monumentalité : les sculptures de Maillol, les bas-reliefs issus des temples égyptiens, la puissance des corps des Indiens d’Amazonie… Cette relation au corps est toujours présente dans mon travail, non plus dans sa représentation mais dans ses flux, son énergie. Quand je m’attaque au piquage d’un mur ou que j’entame la matière du papier avec une fraiseuse, c’est très physique, c’est tout le corps qui y va, et ça se sent dans l’écriture. Une exposition récente à la galerie Modesti-Perdriolle à Bruxelles mettait en regard des œuvres de la série Les hommes se peignent (1983) et celle des Chemins d’eau (2023). Ce choix à l’initiative de la galerie était très judicieux, ça marchait vraiment bien !
FJ : Contrairement à tes camarades de la Figuration libre, Combas, Boisrond, Blanchard et Di Rosa qui se réfèrent à la culture populaire, pour toi ne serait-ce pas plutôt une joyeuse reprise de l’histoire de la peinture ?
CV : Il y a sûrement plusieurs influences. La peinture américaine que nous voyions beaucoup à l’époque, cette façon de travailler très librement le all-over sur de grands formats au sol, c’était fascinant ! Pollock, de Kooning… l’amplitude du geste, le rapport au corps, les champs colorés, la sortie du cadre… : tout cela m’a durablement marquée. Depuis, je reste adepte de la traversée de l’espace du tableau ; la figure ou le geste poussent les bords. J’imagine que mon attrait pour la monumentalité en découle. Mais un autre versant de l’art m’a attirée en parallèle : les Nabis, par leur relation heureuse et osée à la couleur, la perte de repère entre le fond et la forme représentée, l’ornemental assumé. D’ailleurs les Américains aussi s’en sont emparés à leur façon, avec le pattern painting, Kushner ou Zakanitch, dont on voyait les œuvres à la galerie Templon à Paris dans les années 1980.
FJ : Ce rapport aux météores, aux phénomènes dans ta cartographie actuelle, n’est-ce pas que tu vis ta peinture, comme le dit Françoise Docquiert, en « projet, risque, aventure, passage » ?
CV : Je crois qu’on a souvent été dérouté par mon travail, pas toujours identifiable aux yeux de personnes qui en auraient un peu perdu le fil… S’intéresser à la météorologie, c’est s’intéresser à un phénomène en perpétuel changement, et je me sens dans cette énergie de mutation perpétuelle. Je suis la même et je ne suis pas la même qu’il y a une ou plusieurs décennies… Donc oui, c’est toujours une aventure, et je sais bien que dans ma peinture des questions traversent le temps avec moi.
FJ : Un fusain qui crache le noir sur des toiles abrasives spécialement préparées par la Maison Marin avec de la poudre de pierre ponce, des reliefs en plâtre peint en noir, jusqu’aux cercles bleu nuit actuels, toute une gamme sombre à côté de taches surfacées très colorées ! Quelle est ta manière de faire danser le dessin et la couleur ?
CV : En parcourant des écrits autour de mon travail, je viens de me rendre compte que cela fait déjà une vingtaine d’années que je porte cette notion, la dé-liaison… Chaque couche se superpose à la suivante sans l’effacer, chaque élément constitutif du tableau garde sa propre autonomie. Décorrélation des formes et du trait. Entre les deux, l’air vient se glisser, une profondeur. C’est une question assez récurrente dans la peinture, chez Léger, chez Dufy, mais aussi chez Polke… Mais dans mon cas, je vais la pratiquer de façon plus épurée, moins narrative, laissant la part belle à la matière de chaque élément, dont celle du fond du tableau. La question du support, partie intégrante de l’œuvre, est vraiment pour moi un fil rouge dans le temps.
FJ : Reliefs griffés comme ceux de Bernard Pagès, dessins muraux gravés à la fraiseuse (!) : d’où te vient ce goût de l’entaille ?
CV : C’est étonnant et beau que tu évoques Bernard Pagès, car, bien sûr, il est là ! Mais quand j’ai réalisé ce mural pour l’exposition Circulations, je n’y pensais pas du tout. C’est après que ça m’est revenu : au tout début des années 1980, nous étions allés le voir réaliser un mural au musée de l’Abbaye Sainte-Croix aux Sables-d’Olonne. J’adore ce travail. Et tu vois, par un biais ou un autre, il y a souvent un lien à la sculpture dans mes œuvres… Mais ça montre bien qu’on peut dessiner partout et avec des outils non dédiés à l’art. Et j’aime cette idée du geste ouvrier dans l’art… L’idée du mural est née à Séville, lorsque j’ai vu le bas d’une vieille maison dont un bandeau noir avait été piqueté par un maçon pour le rénover. La beauté de ce geste de piquage au marteau, son mouvement, le blanc révélé dans le noir, tout m’évoquait les gravures de Descartes présentes dans son essai Les Météores et sur lesquelles je travaillais à ce moment-là. Le geste de l’entaille s’est prolongé avec le travail sur papier mené depuis deux ans. Un papier à fort grammage, coloré au préalable puis entaillé à la fraiseuse électrique. Dans le dessin la matière se soulève, révélant sa blancheur d’origine et des éclats de couleur sous-jacents. Avec ces techniques d’entaille, j’ai assombri ma palette afin que le dessin dans le plâtre ou le papier se révèle en négatif.
FJ : Circulations dans la peinture ?
CV : Comme on le comprend très vite, toutes mes peintures sont liées à l’idée de mouvement, d’énergie, de transformation, de déplacement… La circulation, c’est également celle du regard : s’il ne bouge pas, il s’éteint…