Catherine Viollet Textes critiques
Couronne
Circulations de la peinture, 2024 De la météorologie cartésienne aux chemins d'eau, 2022 Au sujet de la Figuration libre, 2022 Suite Française, 2020 Les météores, 2020 Sur le pas du temps du modèle, 2008 Ces tableaux qui nous quittent, 1989 Le désir de vieillir, 1985
Circulations de la peinture, 2024

Retour dans les étoiles : le travail actuel de Cathe­rine Viol­let propose des cartes du ciel, cosmo­go­nies d’après les dessins de Camille Flam­ma­rion, espaces striés qu’elle met en scène dans des perfor­mances en dessin et musique avec le musi­cien François Lucas.
Retour gagnant : Cathe­rine Viol­let, qui a émergé au sein du mouve­ment de la Figu­ra­tion libre, multi­plie ces dernières années les expo­si­tions, de Paris à Bruxelles et en Bretagne à Lander­neau et au Hézo, qui remettent en circu­la­tion ses pein­tures des années 1980 entre Maillol et Pollock – ses Maillocks –, ses toiles Les hommes se peignent d’Ama­zo­nie ou sa série Égyptes en regard de son travail actuel.
Retour sur les années où Cathe­rine Viol­let a dirigé – en artiste – la gale­rie muni­ci­pale de Vitry-sur-Seine et son Prix de pein­ture. Retour sur les multiples circu­la­tions de Cathe­rine Viol­let dans la pein­ture !
Entre­tien avec François Jeune

François Jeune Comment commence ton pilo­tage du Centre d’art de Vitry ?
Cathe­rine Viol­let J’ai été conseillère aux arts plas­tiques de la ville de Vitry-sur-Seine de 1997 à 2019. Sous l’im­pul­sion d’un élu à la culture, Jean Collet, la ville de Vitry avait fait valoir en 1969 l’idée que les missions de culture à Vitry devaient être portées par des créa­teurs, des gens qui connais­saient le terrain. Pour les arts visuels, ce fut un artiste, Serge Guillou. C’est lui qui a créé le prix de pein­ture Novembre à Vitry, un soutien de la pein­ture avec un regard porté sur les jeunes créa­teurs de moins de quarante ans, avec un jury unique­ment composé d’ar­tistes. J’ai été membre du jury de 1992 à 1996, et c’est à ce moment-là que Serge Guillou m’a dit qu’il aime­rait bien suggé­rer des noms d’ar­tistes pour lui succé­der.

FJ : En quoi consis­tait cet enga­ge­ment ?
CV : Ce poste compor­tait trois volets : la direc­tion de la gale­rie muni­ci­pale située dans les anciens bains-douches trans­for­més en lieu d’ex­po­si­tion, la respon­sa­bi­lité de la commande publique aux artistes, poli­tique très active à Vitry au titre du 1 %, et égale­ment la direc­tion de l’École muni­ci­pale d’arts plas­tiques. C’est une ville de tradi­tion commu­niste, où l’ac­cès à la culture au plus grand nombre est une donnée incon­tour­nable, et c’est une déci­sion poli­tique de choi­sir quelqu’un d’en­gagé dans une pratique. La charge était lourde, mais je me suis portée candi­date. Je pense que la Ville a été sensible à la candi­da­ture d’une artiste femme. En 1983, Serge Guillou et Raoul-Jean Moulin avaient orga­nisé à Vitry une expo­si­tion très précur­seuse, La Part des Femmes dans l’art contem­po­rain, avec près d’une centaine d’ar­tistes femmes, et j’étais la plus jeune dans cette expo­si­tion.

FJ : Quelles ont été tes propo­si­tions ?
CV : Jusque-là, c’étaient essen­tiel­le­ment de la sculp­ture et de la pein­ture qui étaient montrées à Vitry, et j’ai eu envie d’ou­vrir sur la plura­lité des formes artis­tiques. Une de mes premières expo­si­tions a été celle de Bill Culbert, des instal­la­tions lumi­neuses de cet artiste d’ori­gine néo-zélan­daise. Toutes ses œuvres tour­naient autour de la lumière et étaient consti­tuées d’élé­ments domes­tiques de récu­pé­ra­tion : des meubles, des lumi­naires avec proli­fé­ra­tion d’am­poules, et ça été presque un scan­dale ! Il n’y avait jamais eu d’ins­tal­la­tions à la gale­rie et les services tech­niques ont eu peur en voyant ces fils élec­triques, partie inté­grante de l’œuvre, et ne voulaient pas ouvrir l’ex­po­si­tion, pensant qu’il y avait un danger… J’ai compris alors que ce serait un peu compliqué… mais en fait on m’a fait confiance, et il n’y a jamais eu d’in­gé­rence dans ma program­ma­tion. Je program­mais sur une année, pas trop à l’avance car je voulais de la souplesse et lais­ser une place à l’in­tui­tion et à la rencontre, ne pas me bloquer. Sans en faire le calcul, je pense avoir assez bien équi­li­bré les invi­ta­tions entre artistes femmes et hommes. La ville consti­tuait une collec­tion d’œuvres graphiques et photo­gra­phiques et j’ai bien entendu montré ces champs de l’art. J’ai égale­ment opéré des croi­se­ments dans les pratiques lors d’ex­po­si­tions collec­tives, comme Deux pièces meublées en 2014, réunis­sant des œuvres à la fron­tière entre sculp­ture, design, valeur d’usage et détour­ne­ment. Il y avait des ques­tions inté­res­santes d’ar­ti­cu­la­tions entre les œuvres.

FJ : En tant qu’ar­tiste, ne fais-tu pas plus confiance en une liberté plas­tique de créa­tion ?
CV : Je dirais que j’étais dans l’idée de « commis­sa­riat souple ». Je me suis toujours vécue comme une artiste invi­tant d’autres artis­tes… J’aime cette notion d’in­vi­ta­tion. Je me suis donné une obli­ga­tion de diver­sité. J’ai montré des artistes de toutes géné­ra­tions. Et sachant très bien ce que c’était de manquer de visi­bi­lité par moment, j’ai eu à cœur de redon­ner des coups de projec­teur à des œuvres d’ar­tistes atypiques, tels François Bouillon qui a couvert le sol de la gale­rie de taches rouges, ou François Arnal, alors âgé de 80 ans, livrant une expo­si­tion d’une fraî­cheur incroyable ! C’est la grande liberté des centres d’art, d’être des lieux d’ex­pé­ri­men­ta­tion. J’avais envie que les artistes me surprennent avec leurs projets, et qu’ils se sentent à l’aise. Entre artistes, la compré­hen­sion est assez immé­diate, on parle le même langage et je pense que j’ai pu être faci­li­ta­trice de leurs projets.

FJ : Comment, après ta direc­tion, as-tu dialec­tisé ton expo­si­tion person­nelle Circu­la­tions en 2020 au Centre d’art de Vitry ?
CV : Dans un parcours aussi long, il y a des rencontres fortes, des liens se nouent. Dès que j’ai eu cette propo­si­tion d’ex­po­si­tion, j’ai conçu l’idée d’y invi­ter quelques œuvres d’ar­tistes que j’avais expo­sés, en contre­point aux miennes. C’était une façon de boucler la boucle, de relier mon travail d’ar­tiste et mon vécu dans ce lieu.

FJ : Quelle vision as-tu de tes pein­tures des années 1980, qui trai­taient du corps avec Maillol, les Indiens d’Ama­zo­nie ou les bas-reliefs égyp­tiens à l’aune de celles de 2023 ?
CV : Pour te répondre, je pren­drai une méta­phore mari­ti­me… Dans son livre Philo­so­phie de l’océan, Roberto Casati parle de « la vague qui porte avec elle et fait se mouvoir toute l’eau qui la consti­tue, mais à chaque instant, une vague est formée par de l’eau nouvelle, elle s’en nour­rit, l’aban­donne, en déplace un peu et remue le reste… c’est un mouve­ment perma­nent qui garde toujours un lien avec ce qui l’a précédé ». Dans mon travail, la vague est une matière en mouve­ment, ma pein­ture aussi. Cette dimen­sion corpo­relle m’a portée long­temps, elle évoluait et rejaillis­sait d’une série sur l’autre. Tous mes modèles étaient porteurs d’une forme de monu­men­ta­lité : les sculp­tures de Maillol, les bas-reliefs issus des temples égyp­tiens, la puis­sance des corps des Indiens d’Ama­zo­nie… Cette rela­tion au corps est toujours présente dans mon travail, non plus dans sa repré­sen­ta­tion mais dans ses flux, son éner­gie. Quand je m’at­taque au piquage d’un mur ou que j’en­tame la matière du papier avec une frai­seuse, c’est très physique, c’est tout le corps qui y va, et ça se sent dans l’écri­ture. Une expo­si­tion récente à la gale­rie Modesti-Perdriolle à Bruxelles mettait en regard des œuvres de la série Les hommes se peignent (1983) et celle des Chemins d’eau (2023). Ce choix à l’ini­tia­tive de la gale­rie était très judi­cieux, ça marchait vrai­ment bien !

FJ : Contrai­re­ment à tes cama­rades de la Figu­ra­tion libre, Combas, Bois­rond, Blan­chard et Di Rosa qui se réfèrent à la culture popu­laire, pour toi ne serait-ce pas plutôt une joyeuse reprise de l’his­toire de la pein­ture ?
CV : Il y a sûre­ment plusieurs influences. La pein­ture améri­caine que nous voyions beau­coup à l’époque, cette façon de travailler très libre­ment le all-over sur de grands formats au sol, c’était fasci­nant ! Pollock, de Kooning… l’am­pli­tude du geste, le rapport au corps, les champs colo­rés, la sortie du cadre… : tout cela m’a dura­ble­ment marquée. Depuis, je reste adepte de la traver­sée de l’es­pace du tableau ; la figure ou le geste poussent les bords. J’ima­gine que mon attrait pour la monu­men­ta­lité en découle. Mais un autre versant de l’art m’a atti­rée en paral­lèle : les Nabis, par leur rela­tion heureuse et osée à la couleur, la perte de repère entre le fond et la forme repré­sen­tée, l’or­ne­men­tal assumé. D’ailleurs les Améri­cains aussi s’en sont empa­rés à leur façon, avec le pattern pain­ting, Kush­ner ou Zaka­nitch, dont on voyait les œuvres à la gale­rie Templon à Paris dans les années 1980.

FJ : Ce rapport aux météores, aux phéno­mènes dans ta carto­gra­phie actuelle, n’est-ce pas que tu vis ta pein­ture, comme le dit Françoise Docquiert, en « projet, risque, aven­ture, passage » ?
CV : Je crois qu’on a souvent été dérouté par mon travail, pas toujours iden­ti­fiable aux yeux de personnes qui en auraient un peu perdu le fil… S’in­té­res­ser à la météo­ro­lo­gie, c’est s’in­té­res­ser à un phéno­mène en perpé­tuel chan­ge­ment, et je me sens dans cette éner­gie de muta­tion perpé­tuelle. Je suis la même et je ne suis pas la même qu’il y a une ou plusieurs décen­nies… Donc oui, c’est toujours une aven­ture, et je sais bien que dans ma pein­ture des ques­tions traversent le temps avec moi.

FJ : Un fusain qui crache le noir sur des toiles abra­sives spécia­le­ment prépa­rées par la Maison Marin avec de la poudre de pierre ponce, des reliefs en plâtre peint en noir, jusqu’aux cercles bleu nuit actuels, toute une gamme sombre à côté de taches surfa­cées très colo­rées ! Quelle est ta manière de faire danser le dessin et la couleur ?
CV : En parcou­rant des écrits autour de mon travail, je viens de me rendre compte que cela fait déjà une ving­taine d’an­nées que je porte cette notion, la dé-liai­son… Chaque couche se super­pose à la suivante sans l’ef­fa­cer, chaque élément consti­tu­tif du tableau garde sa propre auto­no­mie. Décor­ré­la­tion des formes et du trait. Entre les deux, l’air vient se glis­ser, une profon­deur. C’est une ques­tion assez récur­rente dans la pein­ture, chez Léger, chez Dufy, mais aussi chez Polke… Mais dans mon cas, je vais la pratiquer de façon plus épurée, moins narra­tive, lais­sant la part belle à la matière de chaque élément, dont celle du fond du tableau. La ques­tion du support, partie inté­grante de l’œuvre, est vrai­ment pour moi un fil rouge dans le temps.

FJ : Reliefs grif­fés comme ceux de Bernard Pagès, dessins muraux gravés à la frai­seuse (!) : d’où te vient ce goût de l’en­taille ?
CV : C’est éton­nant et beau que tu évoques Bernard Pagès, car, bien sûr, il est là ! Mais quand j’ai réalisé ce mural pour l’ex­po­si­tion Circu­la­tions, je n’y pensais pas du tout. C’est après que ça m’est revenu : au tout début des années 1980, nous étions allés le voir réali­ser un mural au musée de l’Ab­baye Sainte-Croix aux Sables-d’Olonne. J’adore ce travail. Et tu vois, par un biais ou un autre, il y a souvent un lien à la sculp­ture dans mes œuvres… Mais ça montre bien qu’on peut dessi­ner partout et avec des outils non dédiés à l’art. Et j’aime cette idée du geste ouvrier dans l’art… L’idée du mural est née à Séville, lorsque j’ai vu le bas d’une vieille maison dont un bandeau noir avait été piqueté par un maçon pour le réno­ver. La beauté de ce geste de piquage au marteau, son mouve­ment, le blanc révélé dans le noir, tout m’évoquait les gravures de Descartes présentes dans son essai Les Météores et sur lesquelles je travaillais à ce moment-là. Le geste de l’en­taille s’est prolongé avec le travail sur papier mené depuis deux ans. Un papier à fort gram­mage, coloré au préa­lable puis entaillé à la frai­seuse élec­trique. Dans le dessin la matière se soulève, révé­lant sa blan­cheur d’ori­gine et des éclats de couleur sous-jacents. Avec ces tech­niques d’en­taille, j’ai assom­bri ma palette afin que le dessin dans le plâtre ou le papier se révèle en néga­tif.

FJ : Circu­la­tions dans la pein­ture ?
CV : Comme on le comprend très vite, toutes mes pein­tures sont liées à l’idée de mouve­ment, d’éner­gie, de trans­for­ma­tion, de dépla­ce­ment… La circu­la­tion, c’est égale­ment celle du regard : s’il ne bouge pas, il s’éteint…

De la météorologie cartésienne aux chemins d'eau, 2022

On avait quitté Cathe­rine Viol­let lors de son expo­si­tion mono­gra­phique Circu­la­tions en octobre 2021 à la gale­rie muni­ci­pale Jean Collet à Vitry sur Seine. Elle y avait créé in situ une pièce monu­men­tale pique­tée au couteau ou au poinçon sur une surface murale enduite à la chaux. Regrou­pés en de multiples points de tailles diffé­rentes, les éléments qui la compo­saient étaient à la fois ordon­nés ou dus au hasard du geste libre et surtout deve­naient des signes insu­laires.

Sa nouvelle série inti­tu­lée De la météo­ro­lo­gie carté­sienne aux chemins d’eau autour des remous mari­times qui sera présen­tée en juillet prochain (vernis­sage le 9 juillet) dans l’église Notre-Dame de la Haye à Descartes, en Touraine, en reprend la lignée par le dessin et le travail à la frai­seuse mais s’est enri­chi d’un son. Cathe­rine Viol­let a fait pour ce travail une créa­tion à quatre mains avec le musi­cien et compo­si­teur François Lucas.

Après des recherches sur les fonds marins autour de la litté­ra­ture – Portrait du gulf stream d’Erik Orsenna ou Descente dans le mael­ström d’Ed­gar Allan Poe – ou de docu­ments plus tech­niques sur les courants aqua­tiques, l’ar­tiste a choisi de travailler sur du papier de fort gram­mage et de grand format qu’elle enduit dans un premier temps de deux couches d’acry­lique de couleur bleue « presque Klein », ayant aupa­ra­vant direc­te­ment versé sur le papier de la pâte pigmen­taire rouge ou jaune qui resur­gira lors du travail final. S’y ajoutent parfois au terme de la créa­tion des pigments argen­tés versés presque acci­den­tel­le­ment sur le support. Une fois le papier préparé, c’est avec une petite frai­seuse que Cathe­rine Viol­let crée l’œuvre : elle soulève la matière, la bous­cule et grave ainsi une sympho­nie de signes parfois aléa­toires lorsque la machine l’en­traîne presque malgré elle. L’ar­tiste fait surgir ainsi des figures lumi­nes­centes rappe­lant les fonds de mer ou leur imagi­naire. Si le dessin reste très présent, les formes ne semblent plus vouloir obéir qu’aux dérives désor­don­nées du subcons­cient et sont comme animées d’une violence inté­rio­ri­sée. Les lignes se parti­cu­la­risent, se téles­copent, l’une cède la place aux autres. Un vacille­ment s’opère autour des éléments marins et de ses profon­deurs. L’œil alors lâche son point de fixité, sa zone d’an­crage pour se saisir de la tension de l’œuvre qui le préci­pite, le ralen­tit, le brusque même parfois.
C’est alors que la musique appa­raît. Le chant de la frai­seuse, collecté pendant le travail de la peintre et bous­culé à son tour par l’élec­tro-acous­tique, lutte et joue avec le haut­bois et le saxo­phone, se lie aux gestes du musi­cien. Les sons circulent entre les œuvres, entre­te­nus comme une respi­ra­tion qui toujours se déploie.
Les phrases musi­cales, au contact des grands dessins, surgissent puis s’ef­facent et créent un espace qui s’ouvre, s’étire. La musique enva­hit celui qui l’écoute. Pas de construc­tion logique entre les mouve­ments sonores et l’œuvre plas­tique, mais une belle alliance forte de vita­lité et de lumière : le spec­ta­teur, par la magie de ce double chemin, suit un rêve qui renait sans cesse de lui même et met les sens en éveil.
Avec ce nouveau travail, Cathe­rine Viol­let propose deux niveaux de lecture – le son et le visuel – mais pour en saisir la cohé­rence, il faut les lire simul­ta­né­ment, avec le regard de l’in­tel­lect et celui du cœur.

2022, Françoise Docquiert

Au sujet de la Figuration libre, 2022

Révé­lée en juin 1981 dans l’ex­po­si­tion mythique Finir en beauté, orga­ni­sée par le critique Bernard Lamarche-Vadel, Cathe­rine Viol­let est géné­ra­le­ment consi­dé­rée comme la seule artiste femme de la Figu­ra­tion libre, qui s’est alors cris­tal­li­sée dans ce loft pari­sien. Déjà proche de Rémy Blan­chard, Viol­let en effet intègre natu­rel­le­ment le groupe formé aussi de Bois­rond, Combas et Di Rosa, dont une pratique rapide, hyper éner­gique et jubi­la­toire de la pein­ture la rapproche alors.

Pour­tant, là où la Figu­ra­tion libre tourne osten­si­ble­ment le dos à la culture artis­tique clas­sique, privi­lé­giant des sujets issus du rock, de la bande dessi­née et plus géné­ra­le­ment de la rue, Cathe­rine Viol­let choi­sit pour sa part le jardin ; celui des Tuile­ries, préci­sé­ment, où elle découvre et photo­gra­phie les dix-huit sculp­tures d’Aris­tide Maillol (1861–1944), instal­lées en 1964 sous la direc­tion de sa modèle, muse puis galle­riste Dina Vierny, grande résis­tante aux talents nombreux (elle publie en 1975 un disque éton­nant de Chants du Goulag).


Dans un jeu de miroir entre sculp­ture et pein­ture, mais aussi entre figures fémi­nines (l’ar­tiste, la modèle, l’hé­roïne), l’art de Cathe­rine Viol­let s’épa­nouit, d’abord sur les feuilles étroites de ses carnets de croquis Je tiens beau­coup à pouvoir en quelque sorte recueillir dans ma main la future compo­si­tion, dit-elle, puis sur de larges toiles – souvent déjà colo­rées, des envers de tissus, dont du skaï – où les figures nues sont cernées par des éléments déco­ra­tifs pattern, où se perçoivent aussi les échos de Bonnard, Matisse ou Vuillard.


Pour autant, la pein­ture de Cathe­rine Viol­let n’a rien de commun avec l’art dit cultivé de la décen­nie 1980. En 1983, elle inti­tule la première présen­ta­tion d’en­ver­gure de ces œuvres inspi­rées par Maillol La trêve des héroïnes ; dans le cata­logue, elle évoque ces femmes abso­lu­ment au présent : Elles ne dorment pas, mais je souhaite que l’on sente qu’elles sont au repos entre deux phase actives : fortes, puis­santes, elles appa­raissent dispo­nibles après avoir combattu et avant d’en­tre­prendre de nouveaux combats.


La rétros­pec­tive que vient de lui consa­crer le musée d’Or­say, et l’ex­po­si­tion Maillol- Héri­tage, orga­ni­sée par l’his­to­rien de l’art Thierry Dufrêne à la Gale­rie Dina Vierny, ont permis de mieux prendre la mesure de la moder­nité toujours actuelle de l’art de Maillol. Grâce à la géné­ro­sité d’Oli­vier, Alexandre et Pierre Lorquin, et la parti­ci­pa­tion de la Gale­rie Dina Vierny et du Musée Maillol, cette inédite quête de l’har­mo­nie entre les pein­tures et dessins de Cathe­rine Viol­let et les œuvres qui les ont inspi­rées met en relief ce qui les rassemble : l’élan vital, le souffle de la liberté, l’échap­pée dans l’ima­gi­naire, la recherche de la beauté vraie, cet autre nom de la vérité, au plus intime d’une fémi­nité assez forte pour oser s’aban­don­ner.


2022, Stéphane Corréard et Hervé Loeven­bruck

Suite Française, 2020

Cathe­rine Viol­let n’a pas d’at­tache. Elle flotte, portée par les éléments consti­tu­tifs de la pein­ture : dessin, couleurs, compo­si­tion. Simple­ment, elle les aborde disjoin­te­ment. La couleur enva­hit le fond, se concentre parfois sous forme de masse, nuages au centre de la compo­si­tion. Le dessin vient ensuite, avec sa propre logique, porté par le geste. Les bords sont comme les cordes d’un ring, limites arti­fi­cielles sur lesquelles Cathe­rine rebon­dit, qu’elle s’em­ploie à dépas­ser. Chaque couche se super­pose à la suivante, sans pour autant l’ef­fa­cer, comme des calques, avec une disso­nance qui évoque les masses d’in­for­ma­tion inor­ga­ni­sées qui nous arrivent chaque heure via Inter­net. Chacune de ces préoc­cu­pa­tions plas­tiques se super­pose aux deux autres, comme si le son d’une radio, d’une discus­sion et de moteurs de voitures coha­bi­taient. Le regard navigue entre ces signi­fiants, renonçant rapi­de­ment à trou­ver une cohé­rence.

Cathe­rine Viol­let s’ins­crit dans une histoire de la pein­ture moderne française, qui part des nénu­phars de Monet flot­tant sur la couleur, passe par les masses colo­rées de Matisse, court avec le pinceau de Dufy qui prend le visible en sténo, et suit la dé-corré­la­tion des formes et couleurs de Léger. Elle reprend à son compte les problé­ma­tiques propres aux artistes français, oppo­sant dessin et couleur, forme et trait, fond et motif.

Cette prégnance du pictu­ral va habi­ter les diffé­rentes phases de son parcours.

Elle se forme à Nice, où règne alors Supports/Surfaces, qui reprend les préceptes de Matisse avec un prisme marxi­sant. Comme souvent, elle s’y oppose, peignant des planètes figu­ra­tives et colo­rées. Elle en gardera toute­fois durant toute sa carrière un atten­tion au faire, une volonté de ne pas prendre pour argent comp­tant les condi­tions de produc­tion données. Elle peint sur toile libre, toute­fois, s’ap­plique à ne pas toucher de pinceau, met sa toile au sol, recherche des surfaces inédi­tes… Elle part ensuite aux Beaux-Arts de Quim­per où le flam­boyant critique d’art Bernard Lamarche-Vadel, l’em­barque presque malgré elle dans le train de la Figu­ra­tion libre. En 1981 « Finir en Beauté » réunit ainsi de jeunes peintres affir­mant une joie juvé­nile de peindre ce qui leur passe par la tête, s’af­fran­chis­sant de l’ap­pa­reil théo­rique des années 1960 et 1970. Pour­tant, malgré un succès immé­diat qui imprègne ses années 1980, elle s’en détache à nouveau, s’en­ga­geant dans une pein­ture moins « popu­laire », plus réfé­ren­cée, et tendant de plus en plus vers l’abs­trac­tion, adop­tant la même démarche qu’un autre « figu­ra­tion libre par malen­tendu », Jean-Charles Blais.

On pour­rait aujour­d’hui l’as­so­cier aux libres errances de nombre de peintres contem­po­rains (je pense à Georges Tony Stoll, mais il y en a tant d’autres) : reve­nus des infi­nis débats sur la pein­ture, décom­plexés par rapport à un art plus intel­lec­tuel, déta­chés du sujet depuis le post-moder­nisme, ils repartent d’une toile blanche sur laquelle tout est possible, élabo­rant des mondes que personne n’at­tend.

Figu­ra­tif ou abstrait : cette dicho­to­mie éculée d’au moins un siècle sert toute­fois de moyen de situer l’œuvre, ou plutôt son balan­ce­ment. Cathe­rine Viol­let parle toujours du sujet de ses toiles : planètes, corps, lignes végé­tales, données météo­ro­lo­giques, reprise de croquis de Descartes. Le retour du sujet est proba­ble­ment ce qui carac­té­rise le plus sa géné­ra­tion de peintres, reve­nus de l’abs­trac­tion, des expé­ri­men­ta­tions des années 1960, des réflexions struc­tu­relles des années 1970. « Quel sujet ? » est la ques­tion qui vient immé­dia­te­ment à l’es­prit, et qui n’aura fina­le­ment pas une, mais une multi­tudes de réponses, dans un rela­ti­visme post­mo­derne des années 1980. Certains comme Combas, Di Rosa prenaient la culture popu­laire comme réfé­rence ; d’autres comme Garouste, Albe­rola se tour­naient vers l’An­tiquité ; Viol­let part de repré­sen­ta­tions de planètes, puis se remé­more des corps (Maillol, l’Ama­zo­nie, le prison­nier égyp­tien). L’ex­tra-textuel retient l’image, qui a tendance à s’abs­traire, se simpli­fier, de glis­ser vers le visuel pur. Chaque série résulte d’une rencontre réelle avec d’autres cultures, celles d’Ama­zo­nie, de l’Égypte ancienne, du Japon ; ou encore des textes, celui de Descartes par exemple. Le réel est souvent un « sujet imposé », mais aussi un prétexte, un point de départ, car au final le spec­ta­teur retrouve peu du point de départ.

On peut fédé­rer l’en­semble de ses sources d’ins­pi­ra­tion sous le thème de l’aé­rien : planètes dans l’es­pace, robes flot­tantes, bulle­tins météo, études des masses d’air par René Descartes dans son essai Les météores. Images mobiles, se défor­mant, mais réso­lu­ment du côté de l’ima­gi­naire. On pour­rait faire du nuage l’exemple type de son travail, expres­sion du mouve­ment de l’air dans tous ses états : une forme chan­geante, défi­nie mais aux bords flous, condensé d’éner­gie et pour­tant se lais­sant porter au gré des vents. Bache­lard en a bien iden­ti­fié la nature : «Les nuages comptent parmi les «objets poétiques» les plus oniriques. Ils sont les objets d’un onirisme du plein jour. Ils déter­minent des rêve­ries faciles et éphé­mères. On est un instant «dans les nuages» et l’on revient sur terre, douce­ment raillé par les hommes posi­tifs. Aucun rêveur n’at­tri­bue au nuage la signi­fi­ca­tion grave des autres «signes» du ciel. Bref, la rêve­rie des nuages reçoit un carac­tère psycho­lo­gique parti­cu­lier : elle est une rêve­rie sans respon­sa­bi­lité. »

L’œuvre elle-même est gazeuse : les bords ne la contiennent pas, chaque couche est en suspen­sion. Cathe­rine parle de dé-liai­son. Le tracé au fusain semble souf­flé sur la toile, la poudre vola­tile rete­nue dans sa chute par la surface parti­cu­lière du support, enduit de poudre de pierre ponce. Les maté­riaux de prédi­lec­tion, le pastel et le fusain sont répu­tés fragiles à la lumière et pulvé­ru­lents. Même le dessin est rapide, fait de courbes, mouve­ments, jamais stoppé ni construit ; et la pein­ture est liquide, diaphane, comme un voile atmo­sphé­rique apposé à la toile.
C’est fina­le­ment une éner­gie parti­cu­lière que l’on retrouve à travers ces quarante années de pein­ture. C’est celle de la pulsion, du geste, qui prend posses­sion de la toile, construit une forme, avec vitesse, sans repen­tir, comme un souffle. Elle puise son éner­gie dans l’his­toire de l’art («je suis peintre»), mais aussi dans l’œuvre de ses contem­po­rains qu’elle a exposé pendant plusieurs décen­nies à la gale­rie muni­ci­pale Jean Collet de Vitry dont elle a assumé la direc­tion. Elle rend ses maté­riaux nerveux : le fusain ne souffre pas le repen­tir, le jus huile-pastel doit être passé en une seule fois pour rester lumi­neux. Fasci­née par sa propre éner­gie, elle s’en méfie, la met à distance, afin d’évi­ter qu’elle ne s’an­nule d’elle-même, dans un bouillon­ne­ment chao­tique : chaque toile est le résul­tat d’un nombre de couches, de séances de travail limi­tées, une confu­sion restreinte. Certaines courbes qui semblent peintes à main levées sont en réalité des reports modé­li­sés au moyen d’une règle souple d’ar­chi­tecte. Elle reprend la méthode du météo­ro­logue, qui a pour mission de prévoir et figer dans un schéma ce qui est instable et intan­gible, une pure abstrac­tion de fait.
Il doit être diffi­cile, pour l’ar­tiste, d’ima­gi­ner sa propre expo­si­tion éclai­rant son parcours, elle qui a consa­cré une partie de sa vie profes­sion­nelle à conce­voir les expo­si­tions des autres ; elle qui n’a jamais consi­déré son œuvre comme une carrière faci­le­ment iden­ti­fiable ; elle qui a fait de la liberté des thèmes, des maté­riaux un condi­tion essen­tielle de son travail. Peut-être faut-il fina­le­ment l’abor­der comme une prome­nade dans l’es­pace, croi­sant nuages, espaces vides qui vus de près semblent nés des hasards atmo­sphé­riques mais vus de loin consti­tuent un ciel inef­fable.

2020, Sébas­tien Gokalp

Les météores, 2020

Il y a quelques mois, Cathe­rine Viol­let a décou­vert Les Météores (1673), un texte de René Descartes inclus dans le Discours de la méthode où l’au­teur livre son analyse sur les méta­mor­phoses de la nature. Un récit inat­tendu de la part de ce grand mathé­ma­ti­cien et philo­sophe qu’il présente comme “une fable du monde”. Un texte très enthou­sias­mant, poétique et lyrique à la fois, en phase avec notre époque habi­tée par les chan­ge­ments clima­tiques. Et il abonde aussi de croquis, de dessins.

La dernière série de l’ar­tiste a pris forme, en partie, autour des Météores, selon l’ac­cep­ta­tion de son auteur : terme qui désigne tous les phéno­mènes aériens sublu­naires. Cathe­rine Viol­let lui a donné ce nom en repre­nant à son compte cette faculté de Descartes de trans­fi­gu­rer, de trans­mettre, de trans­po­ser. L’ar­tiste envi­sage là encore sa pein­ture comme projet, risque, aven­ture, passage. On y retrouve des traces de Supports/Surfaces, plus exac­te­ment de Bernard Pagès dont le travail, dès les années 80, entaille direc­te­ment la couleur. Ou une relec­ture atten­tive d’Ells­worth Kelly qui affir­mait : « Dès le début du 20ème siècle, les artistes se sont inté­res­sés à la frag­men­ta­tion du monde et à la recherche de l’es­sence de la forme et de l’ex­pé­rience. L’un des évène­ments majeurs de l’his­toire de l’art abstrait a été la lutte de l’ar­tiste pour libé­rer la forme de la repré­sen­ta­tion et de la maté­ria­lité : la frag­men­ta­tion, l’im­por­tance de la forme unique ».

La plupart des toiles de la série Météores sont des grands formats qui tendent à l’abs­trac­tion, dans ce mouve­ment récurent à son œuvre : elle s’at­tache à la figure puis s’en détache. Le travail s’ar­ti­cule comme toujours autour de la notion de dé-liai­son. On y retrouve des rémi­nis­cences de sa série Le pas de temps du modèle — à partir des lignes de pertur­ba­tions atmo­sphé­riques dessi­nées scien­ti­fique­ment par les météo­ro­logues — ou encore ses lignes souples modé­li­sées dans l’es­pace à l’aide d’une règle d’ar­chi­tecte.
Certaines œuvres témoignent d’une nouveauté dans la pratique de l’ar­tiste : elle reprend d’an­ciens tableaux et y pose la pein­ture. C’est l’idée de la strate qui devient le soubas­se­ment d’une autre créa­tion et en enri­chit la matière.
D’autres sont recou­vertes en partie d’un frag­ment d’une toile ancienne mono­chrome, donnant à voir une super­po­si­tion d’images consti­tuées de dessins, de pein­ture et des champs colo­rés décou­pés.
D’autres enfin, comme souvent chez Cathe­rine, sont réali­sées sur des toiles enduites de pierre ponce, dont le frot­te­ment répété du pastel et du fusain révèle la matière.
Les dessins au fusain qui donnent forme au tableau, ou encore pique­tés au couteau ou au poinçon sur une surface murale enduite de chaux pour une pièce in-situ, sont calmes et clairs, proches de la recti­tude des dessins japo­nais. Regrou­pés en de multiples points de tailles diffé­rentes, ils deviennent signes insu­laires. Ces éléments qui sont à la fois ordon­nés ou dus au hasard du geste libre grâce à un échange subtil entre la diver­gence et la répé­ti­tion, donnent au nouveau travail de Cathe­rine Viol­let une dyna­mique toute parti­cu­lière. L’es­pace est presque sans profon­deur, le plat, le géomé­trique et le médi­ta­tif dominent. Les œuvres ont toutes une sensua­lité accen­tuée donnant à voir une percep­tion inten­sive qui précède la pensée.

Ses Météores ne se retrouvent, pour­tant, dans aucun champ de la pein­ture contem­po­raine. Viol­let, dans sa pratique, déjoue toute inféo­da­tion. En pour­sui­vant avec les Météores ses recherches sur le geste, le dessin, la matière de la toile, Cathe­rine Viol­let a produit une série de varia­tions combi­nées, non closes, permu­ta­tives, porteuses de sensa­tions, réser­voirs de sensi­bi­li­tés, lieux de trans­po­si­tions. Pourquoi leur impact est il si viscé­ral ? Peut être cette série révèle t-elle l’exis­tence d’un paysage encore inex­ploré par l’ar­tiste au sein de sa réflexion sur la fabri­ca­tion déli­bé­rée d’une œuvre. Ils pointent tous en tout cas vers une face très poétique de l’uni­vers puis­sant de l’ar­tiste.

2020, Françoise Docquiert

Sur le pas du temps du modèle, 2008

Lorsque Cathe­rine Viol­let m’a invi­tée à écrire ce texte, je suis retour­née au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris visi­ter la collec­tion. C’est toujours un moment qui m‘apaise beau­coup que de revoir les Bonnard, les salles Supports/surfaces, ou encore les œuvres de Martial Raysse. Disons que « je m’y retrouve » …
Les hasards du calen­drier ont fait qu’au même moment, les expo­si­tions d’An­dré Cadere et A.R.Penck étaient à l’af­fiche. Si la « pein­ture en bâton » de l’un me permet­tait d’ap­pré­hen­der le contexte français des années 70, la pein­ture sur toile de l’autre m’ai­dait à mieux comprendre la rencontre de l’abs­trac­tion et de la figu­ra­tion, du signe et du symbole … et donc, entre ces deux rétros­pec­tives, à mieux cerner l’his­toire de Cathe­rine et de sa pein­ture, sa pein­ture à un moment de cette histoire.
Ce qui m’a inté­res­sée lorsque j’ai vu pour la première fois son travail il y a quelques années, c’est son prin­cipe de « dé-liai­son ». Dans un premier temps, de façon formelle, la dé-liai­son nommait la distance entre dessin et couleur, la disso­cia­tion du trait et de l’aplat, et donc, en consé­quence la part du vide dans le tableau.
J’ai retrouvé ensuite un peu partout ce mot de dé-liai­son : en écono­mie, dans l’ur­ba­nisme, en psycha­na­lyse … et pour au moins chacun de ces trois domaines, l‘on convien­dra avec moi que le vide est on ne peut plus signi­fi­ca­tif …
Outre la néces­sité de rappe­ler que la dé-liai­son est aussi ce qui permet à l’air de circu­ler dans le tableau, elle nomme ainsi la perte, l’ab­sence de lien.
Je m’in­ter­ro­geais en même temps sur la possi­bi­lité pour sa pein­ture, dans son dérou­le­ment, de deve­nir le lieu même de la restau­ra­tion de ce lien. Comme le pointe Alin Avila : un air tumul­tueux circule sur le tableau et si tout ne vole pas, c’est bien parce que le regard tient, tend tout cela, une tenta­tive d’équi­libre instable selon la formule, employée dans d’autres circons­tances, par Sylvia Bächli.
Mais ce qui m’in­té­res­sait plus profon­dé­ment encore, et comme à chaque fois que je regarde de la pein­ture contem­po­raine, c’était sa capa­cité à me distan­cier tout autant qu’à me propul­ser dans les préoc­cu­pa­tions d’un monde fait de flux et de réseaux, de circu­la­tions et de relais, de véhi­cules d’in­for­ma­tions, d’objets, d’hommes …
Je l’ai déjà écris ailleurs : comment des notions telles que l’im­mé­dia­teté de l’in­for­ma­tion, l’abo­li­tion des distances … mais aussi le durcis­se­ment des fron­tières, l’ac­crois­se­ment des inéga­li­tés entre centre et péri­phé­rie, nord et sud viennent enri­chir le voca­bu­laire des pratiques pictu­rales, et, à l’in­verse, la possi­bi­lité pour la pein­ture de s’en empa­rer ?
Comment imagi­ner une traduc­tion plas­tique à ces réseaux qui couvrent désor­mais l’en­semble de la surface de la planète, et dont l’im­ma­té­ria­lité rajoute beau­coup à la brutale immé­dia­teté de leurs effets.
C’est, à mon sens, cette imma­té­ria­lité qui fait de la pein­ture et de sa capa­cité à trans­for­mer des signes en symboles un des médiums les plus perti­nents pour une tache d’en­ver­gure : donner une image à cette nouvelle orga­ni­sa­tion du monde, et ainsi, adou­cir le trau­ma­tisme dont parle Paul Viri­lio d’une déso­rien­ta­tion fonda­men­tale dû aujour­d’hui au temps réel, succes­sif à celui de l’es­pace réel de la Renais­sance.
Cathe­rine elle-même en parle : Comment rester serein et en harmo­nie quand tout se bous­cule, quand ce début de siècle met en œuvre les grands mouve­ments du monde, que ces évène­ments prennent telle­ment le cœur et l’âme…

Dans l’ex­po­si­tion de l’Oran­ge­rie du Château de Sucy-en-Brie, nous retrou­vons les toiles mettant en œuvre l’as­so­cia­tion du dessin et de la pein­ture, du fusain et de l’huile, où le gras accroche la surface rêche de la toile apprê­tée à la pierre ponce. Jacques Py parle du […] tracé sismo­gra­phique du dessin où la ligne doute et se partage entre l’hé­si­ta­tion et l’af­fir­ma­tion.
J’y ajou­te­rais la vibra­tion de cette même ligne -où le geste du tracé du peintre semble réson­ner encore à la surface- et la tenta­tion de la chute -entre gravité et suspen­sion des corps.
En tout état de cause, rester verti­cal me dis-je sans cesse…
D’une démarche essen­tiel­le­ment basé sur le dessin et sa rela­tion à l’es­pace advient, ces derniers temps, une nouvelle histoire figu­rée à la mine de plomb et à l’aqua­relle sur tissus blancs amidon­nés repre­nant les sché­mas météo­ro­lo­giques que nous livrent quoti­dien­ne­ment la presse.
Une recherche graphique et pictu­rale qui reprend le motif, cher à l’ar­tiste, du cous­sin d’air, mais qui semble aussi, comme je me le deman­dais plus haut, restau­rer le lien. Se réfé­rer aux graphiques atmo­sphé­riques du dépla­ce­ment des masses d’air, à leurs cartes striées de flèches dans toutes les direc­tions, en donner l’image d’un « monde flot­tant », une vision de l’éphé­mère, du fluc­tuant, de l’in­stable … mais les traits reliés cette fois ci.
L’on connaît le nuage comme motif symbo­lique parti­cu­liè­re­ment impor­tant dans l’his­toire de la pein­ture. D’autre part, Pierre Sterck le rappelle : l’ico­no­gra­phie de la carto­gra­phie a été indexée au réper­toire formel pictu­ral ce qui a donné une conver­sion de l’es­pace ou les usages humains d’es­paces en formes plas­tiques signi­fiantes.
Le travail actuel de Cathe­rine Viol­let se situe­rait quelque part entre la « Théo­rie du nuage » d’Hu­bert Damisch et l’ex­po­si­tion « GNS Global Navi­ga­tion System » qui a eu lieu en 2003 au Palais de Tokyo.
Entre temps, il a fallu la dispa­ri­tion des mondes mytho­lo­giques et reli­gieux pour que les éléments de la nature, tenus jusque-là pour le simple arrière-plan de scènes divines, soient litté­ra­le­ment révé­lés : Là où le peintre du Moyen-âge n’a jamais peint un nuage sinon dans l’in­ten­tion d’y placer un ange […] nous ne croyons pas quant à nous que les nuages contiennent autre chose qu’une quan­tité donnée de pluie ou de grêle écrit Hubert Damisch rappe­lant ainsi que le peintre du XIXe siècle s’in­té­resse à l’as­pect sensible des nuages, à leurs confi­gu­ra­tions objec­tives, aux effets de brume, à l’ap­pa­rence des choses vues à travers l’écran des forma­tions atmo­sphé­riques.
Que la nomi­na­tion des nuages et les travaux des météo­ro­logues du XIXe siècle coïn­cident avec les heures glorieuses de la pein­ture de paysage n’est évidem­ment pas le fruit du hasard. Cette dernière corres­pond aux inté­rêts scien­ti­fiques pour une véri­table décou­verte, en profane, des miracles de la nature. Au même moment, la pein­ture de nuage contri­buera large­ment à alimen­ter les rêve­ries roman­tiques.
Conscient aujour­d’hui des drames et de l’émo­tion univer­selle que suscite les colères du ciel, le peintre contem­po­rain conjugue l’ex­cel­lence de la tech­ni­cité météo­ro­lo­gique à l’évo­ca­tion de ce nouveau mystère que repré­sente l’ap­pa­rente virtua­lité des énon­cés météos et la cruelle réalité de leurs effets.
Cathe­rine collecte et réin­tègre sur de grandes séri­gra­phies desti­nées à voiler les fenêtres de la salle d’ex­po­si­tion, ces commen­taires. Aussi abstraits que poétiques, souvent terribles, rela­tifs aux pertur­ba­tions atmo­sphé­riques, et donc à l’in­ter­rup­tion d’un état d’équi­libre, ils figurent une des peurs collec­tives du XXIe siècle, pas si éloi­gnés que ça, peut-être, des mythiques frayeurs des temps passés.
Je feuillette l’al­bum photo qui clôture la mono­gra­phie de Cathe­rine Viol­let édité en 1996, je regarde le déroulé de ces décen­nies : 1970, 1980… dont je me sens complè­te­ment l’en­fant. Cela m’éclaire tout autant sur l’his­toire de l’art français que sur ma propre histoire ; et plus loin, plus tard, je lis : Les nuages sont formés d’une matière unique qui ne cesse de se trans­for­mer, que tout nuage en somme est la méta­phore d’un autre.

Delphine Maurant Paris 29 février 2008

La dernière cita­tion est de Stéphane Aude­guy, La théo­rie du nuage, Flam­ma­rion, 2005

Ces tableaux qui nous quittent, 1989

Déjà, il y a un parcours de l’œuvre de Cathe­rine Viol­let, et si l’on en discerne bien les marques dans le temps propre à son élabo­ra­tion, déjà, depuis peu, la trame d’un proces­sus dans ce parcours affleure. C’est-à-dire que par la torsion inté­rieure impri­mée aujour­d’hui au parcours déve­loppé, le peintre révèle tout autant la prémé­di­ta­tion de ce qu’il a conçu jusqu’à présent que la néces­sité qu’il indui­sait ce faisant d’en venir aux tableaux décou­verts à l’heure actuelle

Par les moyens de la pein­ture le premier acte de l’œuvre nais­sante fut de situer ces moyens, de les inter­ro­ger et les maté­ria­li­ser au centre de la plus vaste chambre d’échos qui puisse être, celle de la culture. Prenant en ce sens toute sa géné­ra­tion, celle de la figu­ra­tion libre à contre-pied, Cathe­rine Viol­let dès ses premières tenta­tives, plutôt que de subir son époque en la signa­li­sant, travaillait selon la pente de ses goûts et de ses raisons à un parcours où gagner et parfaire sa propre ampli­tude émotion­nelle. L’émo­tion, le senti­ment, l’ef­fu­sion, valeurs qui ont été liqui­dées la plupart du temps par la volonté tech­nico-moder­niste au profit de la jouis­sance. C’est-à-dire l’ins­crip­tion
méca­nique et abso­lue de soi jusqu’a son évanouis­se­ment pour y parve­nir; la jouis­sance est une idéo­lo­gie de parve­nus, et de soumis­sion. Autre chose est l’émo­tion qui incor­pore le sujet a des degrés de déséqui­libre, des nuances de mélange, aux aléas des échanges, aux lisières indé­cises des trans­for­ma­tions.

Ainsi je vois la toute première partie de l’œuvre de Cathe­rine Viol­let, a l’en­seigne d’un appren­tis­sage exigeant de l’émo­tion quant à la culture; or d’émo­tion il n’en est de vraie que parve­nue au rivage du langage, en deçà, c’est-à-dire le soupir d’aise après une bouchée de plai­sir, ce n’est qu’ins­tinc­tuel et regarde la bête ou les fainéants, l’in­ar­ti­culé. L’ap­pren­tis­sage de l’émo­tion quant à la culture, ce devait être néces­sai­re­ment une batte­rie de gestes de forages dans le temps et dans l’es­pace en s’y frayant un loge­ment pour le passage d’un regard, le murmure d’une inter­pré­ta­tion, la dési­gna­tion timide et malai­sée de signi­fi­ca­tions aperçues. Ce fut un long voyage pour Cathe­rine Viol­let, semé de nombreux virages, et de haltes, pour y peindre. Et peindre était un vrai geste d’étude sur des motifs, c’est-à-dire sur des résis­tances déci­sives, des mystères inévi­tables, des noms, des sites, des dates sur lesquels le pinceau devait en quelque sorte se heur­ter et s’ap­puyer si le peintre voulait pour­suivre son chemin vers la mémoire retrou­vée dans l’en­ceinte de la ques­tion contem­po­raine de la culture. L’Egypte et les indiens améri­cains, Matisse et Mishima, Maillol et Pollock, parmi d’autres, voici les récifs où l’œuvre a pris pied, trouvé socle; par mariages, échanges et combi­nai­sons, voilà comment l’œuvre s’est éten­due entre les points d’ap­pui qui affleurent dans ce que nous voyons et entre beau­coup d’autres, immer­gés parfai­te­ment dans le geste de prise de parti­ci­pa­tion du peintre à l’ar­chi­tec­ture géné­rale des langages du monde.

Beau­coup de jeunes peintres aujour­d’hui en débu­tant leur œuvre cèdent à la jouis­sance d’en expo­ser la conclu­sion où ils dispa­raissent, cédant en réalité au fantasme d’une maîtrise suppo­sée de l’art et de la culture par le recy­clage médité ou incons­cient de gestes conclu­sifs anté­rieurs. Autre­ment diffi­cile est le travail de conce­voir sa propre genèse, de discer­ner les moyens néces­saires à l’éla­bo­ra­tion du dépla­ce­ment ondu­la­toire de sa propre émotion et de celle des autres.

La manière même de peindre qui a prévalu durant toute cette première période de l’œuvre de Cathe­rine Viol­let est en harmo­nie parfaite avec son projet. Par larges touches fluides, les couleurs croisent les lignes sans s’y borner, et l’on a le senti­ment d’un double frayage, d’une double vue, pour s’y tenir sur un bord celui de la ligne, serpen­tine et ellip­tique; mais aussi pour y déri­ver, par l’autre bord, la couleur en profu­sion, giclures, macu­la­tures ; et ceci encore, les grands sujets, en réserve, dans le péri­mètre de la ligne, mais touchés, et comme pronon­cés au centre d’un chahut de couleurs ou par le chant d’un chœur poly­chrome sur toute la fron­tière de ce qui s’in­carne sous nos yeux.

Une décen­nie presque de pein­ture mais en un seul geste de rassem­ble­ment du lieu, du péri­mètre où la pratique de la pein­ture devient la ques­tion de la pein­ture incor­po­rée à la stra­ti­fi­ca­tion géné­rale de la culture. Il s’est agi en quelque sorte pour Cathe­rine Viol­let de décrire métho­dique­ment sur quel fond instal­ler l’acte de peindre, et à quelles réso­nances elle asso­cie ce acte. Genèse néces­saire, histoire pleine de bruits et de fureur pour discer­ner progres­si­ve­ment le seuil où peindre se détache de toute fonc­tion narra­tive pour faire valoir sa fonc­tion essen­tielle de fron­tière entre visible et invi­sible. Et en regard de ces derniers tableaux, Cathe­rine Viol­let pour­rait reprendre la réflexion d Eugène Leroy sur son propre chemi­ne­ment: «Tout ce que j’ai jamais essayé en pein­ture, c’est d’ar­ri­ver à cela, à une espèce d’ab­sence presque, pour que la pein­ture soit tota­le­ment elle-même».

Car il ne s’agit plus que de cela dans les derniers tableaux de Cathe­rine Viol­let: d’une espèce d’ab­sence presque. Ou des seuils de discer­ne­ment. Après la pléni­tude et la maîtrise de l’iden­ti­fi­ca­tion directe asso­ciée à l’émo­tion qu’elle suscite, le cours du proces­sus a évolué vers un repé­rage gradué, mélangé des péri­phé­ries d’un centre absent. Vient un âge dans la vie du peintre comme dans la vie de quiconque où il est clair que dire, repré­sen­ter ou dési­gner n’est pas possé­der, mais bien la preuve du contraire, peindre ne repré­sente plus que l’ef­fort de se situer en face de la rupture interne du signe, sur la fron­tière où advient la possi­bi­lité d’iden­ti­fier, en même temps que l’inquié­tante étran­geté de l’abs­trac­tion du lieu où se forme le signe.

Ce qui faisait tableau, recon­nais­sance, séduc­tion, et propriété pleine dans l’œuvre de Cathe­rine Viol­let nous quitte inexo­ra­ble­ment. Impas­si­bi­lité tendue, imma­cu­lée des fonds vierges et sur cette promesse d’in­fini et d’aveu­gle­ment, en lisière, et quelle que soit l’adresse qui le déter­mine, un proces­sus de tâton­ne­ments sur les péri­phé­ries de figures de conte­nants. Nous sommes perdus sur des seuils, nous déam­bu­lons sur des lisières; je songe bien sûr à Bram Van Velde, mais je songe aussi aux jardins Zen vus aux alen­tours de Kyoto, que la vue soit la proie d’une inter­sec­tion dont le tableau se retire au profit d’une médi­ta­tion sur les signes du seuil où s’éta­blit toujours provi­soi­re­ment la dérive de l’émo­tion et le voyage de la pensée.

1989, B. Lamarche-Vadel

Le désir de vieillir, 1985

Il est a priori inutile de justi­fier le désir d’al­ler apprendre et voir l’Egypte. Il serait vain aussi de cher­cher à défi­nir la richesse d’un espace qui impose sa logique à quiconque rencontre la repré­sen­ta­tion, même frag­men­taire, d’un de ses monu­ments. Les dessins manié­rés des voya­geurs du XIXe siècle ou la quadri­chro­mie d’une pauvre carte postale ont sur chacun de nous le même effet: l’Egypte dépose dans notre imagi­naire quelques-unes de ses pierres, laisse la trace de ses formes, ouvre une nouvelle profon­deur, spiri­tuelle, à notre appré­cia­tion de l’es­pace.

L’Égypte est un tropisme si fort qu’il faudrait réflé­chir plutôt aux raisons que nous nous donnons de retar­der toujours le rendez-vous que nous nous sommes accordé avec elle un jour de notre enfance. Cathe­rine Viol­let a tué cette attente et a gagné le temps, sept mois d’un séjour à Louq­sor, pour poser son regard sur ces lieux de pres­tige. Pour un artiste l’enjeu est de taille puisqu’en ces lieux, il s’aban­donne à la force d’une culture avec laquelle il ne peut songer à jouer vrai­ment. Ce face-à-face perdu d’avance explique peut-être la discré­tion des maîtres devant l’art égyp­tien. Le peintre orien­ta­liste est toujours peu ou prou un peintre perdu, tombé dans un abîme, dans un terri­toire trop large pour qu’un regard puisse l’or­ga­ni­ser et, pour un jeune peintre, les bas-fonds de New York semblent plus sûrs que la Vallée des Rois.

Il convient donc de penser le para­doxe et la logique qui coha­bitent dans cet élan qu’a eu un jeune artiste, femme, venant de conqué­rir une place enviable sur la scène de l’art contem­po­rain, qui un jour d’au­tomne et de FIAC s’en est allée et nous a adressé ironique­ment ses premières cartes postales.

Cathe­rine Viol­let est aujour­d’hui dans la situa­tion dont rêve tout jeune artiste : elle existe en tant que peintre, vit de sa pein­ture, une gale­rie accom­pagne son travail, une mono­gra­phie lui a été consa­crée et les turbu­lences média­tiques commencent à l’at­teindre. Beau­coup d’ar­tistes de sa géné­ra­tion dont la culture et l’ima­gi­naire sont instal­lés dans les « nouvelles images » pour­raient consi­dé­rer que l’es­sen­tiel est fait dans la marche que tout créa­teur accom­plit vers la recon­nais­sance. Certains, à ce stade et dans la logique de leurs travaux, obéissent à la néces­sité d’une aven­ture new-yorkaise, perçue aujour­d’hui comme le dévoie­ment néces­saire d’une trajec­toire artis­tique qui souhaite s’in­ter­na­tio­na­li­ser : New York, New Wave, New Images, autant de manières d’écrire et de réécrire les désuètes « Cent nouvelles nouvelles ». Cathe­rine Viol­let a pointé l’in­dex vers l’Orient: elle n’alour­dira pas les char­ters qui cherchent en un ailleurs le plus d’oc­ci­den­ta­lité possible, la consom­ma­tion fréné­tique des dimen­sions du marché de la pein­ture.

La déci­sion de Cathe­rine Viol­let ne parti­cipe pour­tant pas d’un aban­don passéiste et aveugle envers la culture. La mobi­lité de son travail et la nature récente de ses choix à l’in­té­rieur de sa pein­ture laissent clai­re­ment perce­voir une logique qui ne pouvait que rencon­trer ce que nous appel­le­rons l’évi­dence de l’Egypte.
Choi­sir cette desti­na­tion aux anti­podes de la culture et des habi­tudes de son milieu est le fruit d’un travail néces­saire qu’elle a accom­pli avec déter­mi­na­tion. En effet, la nais­sance de Cathe­rine Viol­let en tant qu’ar­tiste s’est faite dans une ambi­guïté redou­table : portée par la nais­sance d’un groupe appelé «Figu­ra­tion libre», elle a eu le diffi­cile privi­lège d’être l’énigme de ce mouve­ment. Peu nombreux furent ceux qui acce­ptèrent qu’une jeune femme médi­ta­tive vienne encom­brer l’image, par ailleurs si
commode, d’un groupe de jeunes garçons rieurs et icono­clastes. Ni son tempé­ra­ment, ni la propo­si­tion de sa pein­ture ne permirent à l’époque de trou­ver une solu­tion jour­na­lis­tique à la présence de Cathe­rine Viol­let qui assuma une exclu­sion douce hors de cette aven­ture.
La confu­sion aujour­d’hui n’existe plus, Cathe­rine Viol­let a éloi­gné ses ambi­tions et sa pein­ture hors de cette tour­mente.

Peut-être a-t-elle eu dans cette aven­ture le handi­cap et le privi­lège des femmes créa­trices qui, à l’image de George Sand, peuvent être fasci­nées par la fragi­lité des génies, mais savent aussi, lorsque la mala­die s’ag­grave, s’en­fuir avec le méde­cin trai­tant.

Cathe­rine Viol­let, dans cette période où sa pein­ture nais­sait, a su répondre par une patiente pratique de peintre par laquelle s’af­fir­mait toujours plus évidente, dans le choix des thèmes, des images, des posi­tions de la couleur, une recherche obsti­née de la profon­deur, de la réfé­rence. Les tableaux que nous voyons aujour­d’hui nous donnent l’as­su­rance que le monde de l’ar­tiste ne s’est pas brisé dans la fréquen­ta­tion de cette réfé­rence immense.
Le face-à-face avec une telle culture ne semble pour­tant que pouvoir fragi­li­ser celui qui s’y prête. Et le courage est là : devant la contrainte qu’exercent les formes, mais plus encore devant la cohé­rence qui secrè­te­ment les orga­nise, chacun se sauve comme il peut. Et les formes de salut ne sont pas infi­nies : l’uni­ver­si­taire choi­sira sa fuite, l’éru­di­tion; l’ar­tiste choi­sira sa résis­tance, l’exo­tisme et la scène de genre. Les peintres orien­ta­listes ont parti­cu­liè­re­ment excellé dans cette guérilla, asso­ciant dans la repré­sen­ta­tion du monu­ment une scène de genre, la silhouette d’un fellah, une cara­vane au repos, le col empesé de quelque touriste serrant contre son cœur l’au­réole de son cano­tier. Il s’agis­sait déjà de calmer des espaces pour mieux se les appro­prier. Au-delà de ces atti­tudes, Cathe­rine Viol­let dispose serei­ne­ment de la réfé­rence. En elle, nul désir de domi­na­tion, nulle crainte d’être domi­née. Les signes se posent sur sa toile comme sa couleur, avec calme. Mieux encore pour notre éton­ne­ment, la réfé­rence, sans jamais être réduite ni simpli­fiée, est entrée dans la logique inti­miste et déco­ra­tive qui est deve­nue para­doxa­le­ment au fil des expo­si­tions, l’au­to­rité de Cathe­rine Viol­let.

Regar­dons les figures. Elie Faure disait que l’art égyp­tien est sans doute le plus imper­son­nel qui soit. Et pour­tant combien de cruauté, d’hé­roïsme n’ima­gi­nons-nous pas sous ce hiéra­tisme, sous cette magni­fi­cence ? Dans la logique de l’in­tel­li­gence du regard d’Elie Faure, le peintre ici n’ac­croche à ses figures aucune subjec­ti­vité, aucune tenta­tion héroïque, souli­gnant l’une des véri­tés les plus profondes de l’art égyp­tien: aucune repré­sen­ta­tion, aucun signe ne vaut pour lui-même, ne se prête à la contem­pla­tion. Le signe ne vaut que dans son système. L’Oc­ci­dent, qui a parfai­te­ment compris cela de sa propre écri­ture, se trouble devant un système de signes qui fait appel au dessin, à la figure. Cathe­rine Viol­let a su faire en sorte que le cadre le plus occi­den­tal et le plus subjec­tif du regard, le tableau, ne s’ar­rête jamais vrai­ment devant l’image mais induise le parcours du regard.
Mais souvent aussi l’art égyp­tien semble échap­per à la froi­deur, à l’in­hu­ma­nité que nous sommes tentés d’as­so­cier à la notion de système, et le peintre saisit aussi cette dimen­sion plus inat­ten­due encore. Que les mains se joignent, que la sandale se soulève, qu’une poigne saisisse la cheve­lure de l’es­clave, que des doigts effleurent, qu’une griffe s’éloigne, qu’un dos se détourne et la frise héroïque rend ce qu’elle ne pouvait réel­le­ment dissi­mu­ler : les hommes dans leurs plus justes senti­ments, les animaux dans leurs plus sûrs instincts.
Cathe­rine Viol­let est à nouveau ici au cœur de sa pein­ture. Ce qu’elle a saisi d’un monde qui offre à tous sa complexité, c’est ce qu’il dit lui-même de son humi­lité. Dans la repré­sen­ta­tion, par exemple du corps de Nout, mère du Soleil, qui porte en elle la trajec­toire des astres, la cosmo­go­nie égyp­tienne repré­sente à la fois les deux hori­zons visibles mais aussi la limite de la compré­hen­sion humaine. Ce savoir affirme donc à la fois sa force et la limite de sa force, et cela seul garan­tit l’idée de sa sagesse. La force de la pein­ture de Cathe­rine Viol­let réside, depuis toujours, dans le contrôle constant des inten­si­tés qu’elle produit. Dans cette logique la compo­si­tion même des tableaux se veut profon­dé­ment anti­mo­nu­men­tale. Le peintre a choisi, devant des monu­ments qui ont fait se cour­ber les échines, de rester debout et de voir ce qui était à la hauteur des yeux. C’est elle, en fait, qui propose son module, l’échelle de son corps. Et cette propo­si­tion claire laisse comprendre ce qu’il en fut de la déam­bu­la­tion de l’ar­tiste, de la qualité de son parcours aussi, qui lui permit d’at­teindre avec les signes les plus forts, la fami­lia­rité. Ce regard abso­lu­ment fron­tal, sans plon­gée ni plan améri­cain, ni biais, ni angle, est plus qu’une trou­vaille, c’est une posture dans laquelle Cathe­rine Viol­let se défi­nit en même temps que sa pein­ture. Nulle part, nous dit-elle, elle ne sera étran­gère à elle-même; nulle violence ne lui sera faite, nul plai­sir ne lui sera refusé. Maîtrise et pléni­tude qui, au-delà du sujet et de la compo­si­tion, découlent entiè­re­ment de sa pratique de la couleur. Car en fait, tout ce qui n’est pas dit, pas vu, pas su dans cette repré­sen­ta­tion du décor égyp­tien n’est qu’une accep­ta­tion sans tragé­die du manque. Elle a dit d’un autre moment de sa pein­ture où elle se saisis­sait d’images de la nature : «En fait, l’idée était de trou­ver de vraies feuilles, mais ce n’était pas la saison, je les ai dessi­nées. Leur absence m’a donné mon geste.» Nous savons à quel point cette phrase aurait pu trou­ver sa traduc­tion dans une rêve­rie archéo­lo­gique. Les cultures couchées sous le chaos des ruines portent en elles ce manque dans lequel se loge le plai­sir infini de la contem­pla­tion.

Sur ce manque, cette bles­sure accep­tée, Cathe­rine Viol­let dispose les soins de la couleurs. Tableaux aux domi­nantes noires, réali­sés sur la terrasse de son atelier, plein ciel et domi­nant le Nil; néga­tifs de la lumière provoqués par la lumière. Tableaux aux domi­nantes vives où l’hom­mage à Matisse se pour­suit dans l’ate­lier pari­sien, tableaux qui reçoivent ces flocons de couleurs qui deviennent au fil des années la signa­ture de l’ar­tiste. Victor Hugo, effleuré un jour par une rêve­rie déli­cate, disait : «On dirige une balle, on ne dirige pas une plume.» Dans les tableaux de Cathe­rine Viol­let nous aurions tort de nous inté­res­ser à la trajec­toire de la balle : l’in­ten­sité ne se loge pas dans la réfé­rence. En revanche, les couleurs qui succes­sive ment se posent sur la toile nous laissent croire que l’ar­tiste a percé le secret de la trajec­toire des flocons, des duvets et des plumes.

Il n’y a à mes yeux aucune diffé­rence entre la situa­tion des jeunes plas­ti­ciens devant le concept de moder­nité, mori­bond, éclaté, et celle de tout homme contem­plant le réper­toire formel que propose le champ de ruines. Pour l’un comme pour l’autre, une fasci­na­tion indé­cise : celle que l’on éprouve à l’égard de la beauté défaite par le temps et par des forces sourdes; celle aussi que l’on entre­tient dans le para­doxe d’une imagi­na­tion qui jouit de la cassure et du frag­ment tout en savou­rant l’im­pos­sible désir de redres­ser les ruines en produi­sant, par une fulgu­rante réali­sa­tion de la pensée, l’érec­tion nouvelle de ces amas érodés.
Les jeunes plas­ti­ciens se meuvent trop souvent dans la nostal­gie d’une moder­nité mani­feste, posi­tive, provo­cante ou critique comme l’ar­chéo­logue pour­suit son lent travail d’ap­pro­pria­tion de la connais­sance en vue d’une restau­ra­tion. Les premiers n’ayant pas l’hu­mi­lité des seconds, ne cessent d’en appe­ler à la nouveauté de leurs pratiques alors qu’ils ne sont – et cela devrait leur suffire – que les archéo­logues de la moder­nité.
Cathe­rine Viol­let échappe à ce travers. Ayant fait suivre des images mythiques de la moder­nité – les stars – par l’ordre fou de la sculp­ture monu­men­tale sur les pas de Maillol, elle a plus récem­ment inter­rogé les civi­li­sa­tions, leurs restes et leurs manques avec la série des « Bali­naises » et des « Indiens ». Une exigence plus large de culture et de profon­deur l’a conduite à l’évi­dence de l’Egypte.

Égypte, évidence donc pour un peintre qui, accep­tant l’ordre de la monu­men­ta­lité, faisant plier cet ordre à l’ordre juste de sa pein­ture, semble dire dans une attente spiri­tuelle que, peintre et femme, sûre de ses couleurs, elle a accepté de vieillir.
L’au­then­ti­cité de ce peintre nous laisse comprendre que jamais sur son visage elle ne posera autre chose que le maquillage de sa pein­ture.

1985, Michel Enrici