Catherine Viollet Textes critiques
Couronne
Circulations de la peinture

Retour dans les étoiles : le travail actuel de Cathe­rine Viol­let propose des cartes du ciel, cosmo­go­nies d’après les dessins de Camille Flam­ma­rion, espaces striés qu’elle met en scène dans des perfor­mances en dessin et musique avec le musi­cien François Lucas.
Retour gagnant : Cathe­rine Viol­let, qui a émergé au sein du mouve­ment de la Figu­ra­tion libre, multi­plie ces dernières années les expo­si­tions, de Paris à Bruxelles et en Bretagne à Lander­neau et au Hézo, qui remettent en circu­la­tion ses pein­tures des années 1980 entre Maillol et Pollock – ses Maillocks –, ses toiles Les hommes se peignent d’Ama­zo­nie ou sa série Égyptes en regard de son travail actuel.
Retour sur les années où Cathe­rine Viol­let a dirigé – en artiste – la gale­rie muni­ci­pale de Vitry-sur-Seine et son Prix de pein­ture. Retour sur les multiples circu­la­tions de Cathe­rine Viol­let dans la pein­ture !
Entre­tien avec François Jeune

François Jeune Comment commence ton pilo­tage du Centre d’art de Vitry ?
Cathe­rine Viol­let J’ai été conseillère aux arts plas­tiques de la ville de Vitry-sur-Seine de 1997 à 2019. Sous l’im­pul­sion d’un élu à la culture, Jean Collet, la ville de Vitry avait fait valoir en 1969 l’idée que les missions de culture à Vitry devaient être portées par des créa­teurs, des gens qui connais­saient le terrain. Pour les arts visuels, ce fut un artiste, Serge Guillou. C’est lui qui a créé le prix de pein­ture Novembre à Vitry, un soutien de la pein­ture avec un regard porté sur les jeunes créa­teurs de moins de quarante ans, avec un jury unique­ment composé d’ar­tistes. J’ai été membre du jury de 1992 à 1996, et c’est à ce moment-là que Serge Guillou m’a dit qu’il aime­rait bien suggé­rer des noms d’ar­tistes pour lui succé­der.

FJ : En quoi consis­tait cet enga­ge­ment ?
CV : Ce poste compor­tait trois volets : la direc­tion de la gale­rie muni­ci­pale située dans les anciens bains-douches trans­for­més en lieu d’ex­po­si­tion, la respon­sa­bi­lité de la commande publique aux artistes, poli­tique très active à Vitry au titre du 1 %, et égale­ment la direc­tion de l’École muni­ci­pale d’arts plas­tiques. C’est une ville de tradi­tion commu­niste, où l’ac­cès à la culture au plus grand nombre est une donnée incon­tour­nable, et c’est une déci­sion poli­tique de choi­sir quelqu’un d’en­gagé dans une pratique. La charge était lourde, mais je me suis portée candi­date. Je pense que la Ville a été sensible à la candi­da­ture d’une artiste femme. En 1983, Serge Guillou et Raoul-Jean Moulin avaient orga­nisé à Vitry une expo­si­tion très précur­seuse, La Part des Femmes dans l’art contem­po­rain, avec près d’une centaine d’ar­tistes femmes, et j’étais la plus jeune dans cette expo­si­tion.

FJ : Quelles ont été tes propo­si­tions ?
CV : Jusque-là, c’étaient essen­tiel­le­ment de la sculp­ture et de la pein­ture qui étaient montrées à Vitry, et j’ai eu envie d’ou­vrir sur la plura­lité des formes artis­tiques. Une de mes premières expo­si­tions a été celle de Bill Culbert, des instal­la­tions lumi­neuses de cet artiste d’ori­gine néo-zélan­daise. Toutes ses œuvres tour­naient autour de la lumière et étaient consti­tuées d’élé­ments domes­tiques de récu­pé­ra­tion : des meubles, des lumi­naires avec proli­fé­ra­tion d’am­poules, et ça été presque un scan­dale ! Il n’y avait jamais eu d’ins­tal­la­tions à la gale­rie et les services tech­niques ont eu peur en voyant ces fils élec­triques, partie inté­grante de l’œuvre, et ne voulaient pas ouvrir l’ex­po­si­tion, pensant qu’il y avait un danger… J’ai compris alors que ce serait un peu compliqué… mais en fait on m’a fait confiance, et il n’y a jamais eu d’in­gé­rence dans ma program­ma­tion. Je program­mais sur une année, pas trop à l’avance car je voulais de la souplesse et lais­ser une place à l’in­tui­tion et à la rencontre, ne pas me bloquer. Sans en faire le calcul, je pense avoir assez bien équi­li­bré les invi­ta­tions entre artistes femmes et hommes. La ville consti­tuait une collec­tion d’œuvres graphiques et photo­gra­phiques et j’ai bien entendu montré ces champs de l’art. J’ai égale­ment opéré des croi­se­ments dans les pratiques lors d’ex­po­si­tions collec­tives, comme Deux pièces meublées en 2014, réunis­sant des œuvres à la fron­tière entre sculp­ture, design, valeur d’usage et détour­ne­ment. Il y avait des ques­tions inté­res­santes d’ar­ti­cu­la­tions entre les œuvres.

FJ : En tant qu’ar­tiste, ne fais-tu pas plus confiance en une liberté plas­tique de créa­tion ?
CV : Je dirais que j’étais dans l’idée de « commis­sa­riat souple ». Je me suis toujours vécue comme une artiste invi­tant d’autres artis­tes… J’aime cette notion d’in­vi­ta­tion. Je me suis donné une obli­ga­tion de diver­sité. J’ai montré des artistes de toutes géné­ra­tions. Et sachant très bien ce que c’était de manquer de visi­bi­lité par moment, j’ai eu à cœur de redon­ner des coups de projec­teur à des œuvres d’ar­tistes atypiques, tels François Bouillon qui a couvert le sol de la gale­rie de taches rouges, ou François Arnal, alors âgé de 80 ans, livrant une expo­si­tion d’une fraî­cheur incroyable ! C’est la grande liberté des centres d’art, d’être des lieux d’ex­pé­ri­men­ta­tion. J’avais envie que les artistes me surprennent avec leurs projets, et qu’ils se sentent à l’aise. Entre artistes, la compré­hen­sion est assez immé­diate, on parle le même langage et je pense que j’ai pu être faci­li­ta­trice de leurs projets.

FJ : Comment, après ta direc­tion, as-tu dialec­tisé ton expo­si­tion person­nelle Circu­la­tions en 2020 au Centre d’art de Vitry ?
CV : Dans un parcours aussi long, il y a des rencontres fortes, des liens se nouent. Dès que j’ai eu cette propo­si­tion d’ex­po­si­tion, j’ai conçu l’idée d’y invi­ter quelques œuvres d’ar­tistes que j’avais expo­sés, en contre­point aux miennes. C’était une façon de boucler la boucle, de relier mon travail d’ar­tiste et mon vécu dans ce lieu.

FJ : Quelle vision as-tu de tes pein­tures des années 1980, qui trai­taient du corps avec Maillol, les Indiens d’Ama­zo­nie ou les bas-reliefs égyp­tiens à l’aune de celles de 2023 ?
CV : Pour te répondre, je pren­drai une méta­phore mari­ti­me… Dans son livre Philo­so­phie de l’océan, Roberto Casati parle de « la vague qui porte avec elle et fait se mouvoir toute l’eau qui la consti­tue, mais à chaque instant, une vague est formée par de l’eau nouvelle, elle s’en nour­rit, l’aban­donne, en déplace un peu et remue le reste… c’est un mouve­ment perma­nent qui garde toujours un lien avec ce qui l’a précédé ». Dans mon travail, la vague est une matière en mouve­ment, ma pein­ture aussi. Cette dimen­sion corpo­relle m’a portée long­temps, elle évoluait et rejaillis­sait d’une série sur l’autre. Tous mes modèles étaient porteurs d’une forme de monu­men­ta­lité : les sculp­tures de Maillol, les bas-reliefs issus des temples égyp­tiens, la puis­sance des corps des Indiens d’Ama­zo­nie… Cette rela­tion au corps est toujours présente dans mon travail, non plus dans sa repré­sen­ta­tion mais dans ses flux, son éner­gie. Quand je m’at­taque au piquage d’un mur ou que j’en­tame la matière du papier avec une frai­seuse, c’est très physique, c’est tout le corps qui y va, et ça se sent dans l’écri­ture. Une expo­si­tion récente à la gale­rie Modesti-Perdriolle à Bruxelles mettait en regard des œuvres de la série Les hommes se peignent (1983) et celle des Chemins d’eau (2023). Ce choix à l’ini­tia­tive de la gale­rie était très judi­cieux, ça marchait vrai­ment bien !

FJ : Contrai­re­ment à tes cama­rades de la Figu­ra­tion libre, Combas, Bois­rond, Blan­chard et Di Rosa qui se réfèrent à la culture popu­laire, pour toi ne serait-ce pas plutôt une joyeuse reprise de l’his­toire de la pein­ture ?
CV : Il y a sûre­ment plusieurs influences. La pein­ture améri­caine que nous voyions beau­coup à l’époque, cette façon de travailler très libre­ment le all-over sur de grands formats au sol, c’était fasci­nant ! Pollock, de Kooning… l’am­pli­tude du geste, le rapport au corps, les champs colo­rés, la sortie du cadre… : tout cela m’a dura­ble­ment marquée. Depuis, je reste adepte de la traver­sée de l’es­pace du tableau ; la figure ou le geste poussent les bords. J’ima­gine que mon attrait pour la monu­men­ta­lité en découle. Mais un autre versant de l’art m’a atti­rée en paral­lèle : les Nabis, par leur rela­tion heureuse et osée à la couleur, la perte de repère entre le fond et la forme repré­sen­tée, l’or­ne­men­tal assumé. D’ailleurs les Améri­cains aussi s’en sont empa­rés à leur façon, avec le pattern pain­ting, Kush­ner ou Zaka­nitch, dont on voyait les œuvres à la gale­rie Templon à Paris dans les années 1980.

FJ : Ce rapport aux météores, aux phéno­mènes dans ta carto­gra­phie actuelle, n’est-ce pas que tu vis ta pein­ture, comme le dit Françoise Docquiert, en « projet, risque, aven­ture, passage » ?
CV : Je crois qu’on a souvent été dérouté par mon travail, pas toujours iden­ti­fiable aux yeux de personnes qui en auraient un peu perdu le fil… S’in­té­res­ser à la météo­ro­lo­gie, c’est s’in­té­res­ser à un phéno­mène en perpé­tuel chan­ge­ment, et je me sens dans cette éner­gie de muta­tion perpé­tuelle. Je suis la même et je ne suis pas la même qu’il y a une ou plusieurs décen­nies… Donc oui, c’est toujours une aven­ture, et je sais bien que dans ma pein­ture des ques­tions traversent le temps avec moi.

FJ : Un fusain qui crache le noir sur des toiles abra­sives spécia­le­ment prépa­rées par la Maison Marin avec de la poudre de pierre ponce, des reliefs en plâtre peint en noir, jusqu’aux cercles bleu nuit actuels, toute une gamme sombre à côté de taches surfa­cées très colo­rées ! Quelle est ta manière de faire danser le dessin et la couleur ?
CV : En parcou­rant des écrits autour de mon travail, je viens de me rendre compte que cela fait déjà une ving­taine d’an­nées que je porte cette notion, la dé-liai­son… Chaque couche se super­pose à la suivante sans l’ef­fa­cer, chaque élément consti­tu­tif du tableau garde sa propre auto­no­mie. Décor­ré­la­tion des formes et du trait. Entre les deux, l’air vient se glis­ser, une profon­deur. C’est une ques­tion assez récur­rente dans la pein­ture, chez Léger, chez Dufy, mais aussi chez Polke… Mais dans mon cas, je vais la pratiquer de façon plus épurée, moins narra­tive, lais­sant la part belle à la matière de chaque élément, dont celle du fond du tableau. La ques­tion du support, partie inté­grante de l’œuvre, est vrai­ment pour moi un fil rouge dans le temps.

FJ : Reliefs grif­fés comme ceux de Bernard Pagès, dessins muraux gravés à la frai­seuse (!) : d’où te vient ce goût de l’en­taille ?
CV : C’est éton­nant et beau que tu évoques Bernard Pagès, car, bien sûr, il est là ! Mais quand j’ai réalisé ce mural pour l’ex­po­si­tion Circu­la­tions, je n’y pensais pas du tout. C’est après que ça m’est revenu : au tout début des années 1980, nous étions allés le voir réali­ser un mural au musée de l’Ab­baye Sainte-Croix aux Sables-d’Olonne. J’adore ce travail. Et tu vois, par un biais ou un autre, il y a souvent un lien à la sculp­ture dans mes œuvres… Mais ça montre bien qu’on peut dessi­ner partout et avec des outils non dédiés à l’art. Et j’aime cette idée du geste ouvrier dans l’art… L’idée du mural est née à Séville, lorsque j’ai vu le bas d’une vieille maison dont un bandeau noir avait été piqueté par un maçon pour le réno­ver. La beauté de ce geste de piquage au marteau, son mouve­ment, le blanc révélé dans le noir, tout m’évoquait les gravures de Descartes présentes dans son essai Les Météores et sur lesquelles je travaillais à ce moment-là. Le geste de l’en­taille s’est prolongé avec le travail sur papier mené depuis deux ans. Un papier à fort gram­mage, coloré au préa­lable puis entaillé à la frai­seuse élec­trique. Dans le dessin la matière se soulève, révé­lant sa blan­cheur d’ori­gine et des éclats de couleur sous-jacents. Avec ces tech­niques d’en­taille, j’ai assom­bri ma palette afin que le dessin dans le plâtre ou le papier se révèle en néga­tif.

FJ : Circu­la­tions dans la pein­ture ?
CV : Comme on le comprend très vite, toutes mes pein­tures sont liées à l’idée de mouve­ment, d’éner­gie, de trans­for­ma­tion, de dépla­ce­ment… La circu­la­tion, c’est égale­ment celle du regard : s’il ne bouge pas, il s’éteint…

Suite Française

Cathe­rine Viol­let n’a pas d’at­tache. Elle flotte, portée par les éléments consti­tu­tifs de la pein­ture : dessin, couleurs, compo­si­tion. Simple­ment, elle les aborde disjoin­te­ment. La couleur enva­hit le fond, se concentre parfois sous forme de masse, nuages au centre de la compo­si­tion. Le dessin vient ensuite, avec sa propre logique, porté par le geste. Les bords sont comme les cordes d’un ring, limites arti­fi­cielles sur lesquelles Cathe­rine rebon­dit, qu’elle s’em­ploie à dépas­ser. Chaque couche se super­pose à la suivante, sans pour autant l’ef­fa­cer, comme des calques, avec une disso­nance qui évoque les masses d’in­for­ma­tion inor­ga­ni­sées qui nous arrivent chaque heure via Inter­net. Chacune de ces préoc­cu­pa­tions plas­tiques se super­pose aux deux autres, comme si le son d’une radio, d’une discus­sion et de moteurs de voitures coha­bi­taient. Le regard navigue entre ces signi­fiants, renonçant rapi­de­ment à trou­ver une cohé­rence.

Cathe­rine Viol­let s’ins­crit dans une histoire de la pein­ture moderne française, qui part des nénu­phars de Monet flot­tant sur la couleur, passe par les masses colo­rées de Matisse, court avec le pinceau de Dufy qui prend le visible en sténo, et suit la dé-corré­la­tion des formes et couleurs de Léger. Elle reprend à son compte les problé­ma­tiques propres aux artistes français, oppo­sant dessin et couleur, forme et trait, fond et motif.

Cette prégnance du pictu­ral va habi­ter les diffé­rentes phases de son parcours.

Elle se forme à Nice, où règne alors Supports/Surfaces, qui reprend les préceptes de Matisse avec un prisme marxi­sant. Comme souvent, elle s’y oppose, peignant des planètes figu­ra­tives et colo­rées. Elle en gardera toute­fois durant toute sa carrière un atten­tion au faire, une volonté de ne pas prendre pour argent comp­tant les condi­tions de produc­tion données. Elle peint sur toile libre, toute­fois, s’ap­plique à ne pas toucher de pinceau, met sa toile au sol, recherche des surfaces inédi­tes… Elle part ensuite aux Beaux-Arts de Quim­per où le flam­boyant critique d’art Bernard Lamarche-Vadel, l’em­barque presque malgré elle dans le train de la Figu­ra­tion libre. En 1981 « Finir en Beauté » réunit ainsi de jeunes peintres affir­mant une joie juvé­nile de peindre ce qui leur passe par la tête, s’af­fran­chis­sant de l’ap­pa­reil théo­rique des années 1960 et 1970. Pour­tant, malgré un succès immé­diat qui imprègne ses années 1980, elle s’en détache à nouveau, s’en­ga­geant dans une pein­ture moins « popu­laire », plus réfé­ren­cée, et tendant de plus en plus vers l’abs­trac­tion, adop­tant la même démarche qu’un autre « figu­ra­tion libre par malen­tendu », Jean-Charles Blais.

On pour­rait aujour­d’hui l’as­so­cier aux libres errances de nombre de peintres contem­po­rains (je pense à Georges Tony Stoll, mais il y en a tant d’autres) : reve­nus des infi­nis débats sur la pein­ture, décom­plexés par rapport à un art plus intel­lec­tuel, déta­chés du sujet depuis le post-moder­nisme, ils repartent d’une toile blanche sur laquelle tout est possible, élabo­rant des mondes que personne n’at­tend.

Figu­ra­tif ou abstrait : cette dicho­to­mie éculée d’au moins un siècle sert toute­fois de moyen de situer l’œuvre, ou plutôt son balan­ce­ment. Cathe­rine Viol­let parle toujours du sujet de ses toiles : planètes, corps, lignes végé­tales, données météo­ro­lo­giques, reprise de croquis de Descartes. Le retour du sujet est proba­ble­ment ce qui carac­té­rise le plus sa géné­ra­tion de peintres, reve­nus de l’abs­trac­tion, des expé­ri­men­ta­tions des années 1960, des réflexions struc­tu­relles des années 1970. « Quel sujet ? » est la ques­tion qui vient immé­dia­te­ment à l’es­prit, et qui n’aura fina­le­ment pas une, mais une multi­tudes de réponses, dans un rela­ti­visme post­mo­derne des années 1980. Certains comme Combas, Di Rosa prenaient la culture popu­laire comme réfé­rence ; d’autres comme Garouste, Albe­rola se tour­naient vers l’An­tiquité ; Viol­let part de repré­sen­ta­tions de planètes, puis se remé­more des corps (Maillol, l’Ama­zo­nie, le prison­nier égyp­tien). L’ex­tra-textuel retient l’image, qui a tendance à s’abs­traire, se simpli­fier, de glis­ser vers le visuel pur. Chaque série résulte d’une rencontre réelle avec d’autres cultures, celles d’Ama­zo­nie, de l’Égypte ancienne, du Japon ; ou encore des textes, celui de Descartes par exemple. Le réel est souvent un « sujet imposé », mais aussi un prétexte, un point de départ, car au final le spec­ta­teur retrouve peu du point de départ.

On peut fédé­rer l’en­semble de ses sources d’ins­pi­ra­tion sous le thème de l’aé­rien : planètes dans l’es­pace, robes flot­tantes, bulle­tins météo, études des masses d’air par René Descartes dans son essai Les météores. Images mobiles, se défor­mant, mais réso­lu­ment du côté de l’ima­gi­naire. On pour­rait faire du nuage l’exemple type de son travail, expres­sion du mouve­ment de l’air dans tous ses états : une forme chan­geante, défi­nie mais aux bords flous, condensé d’éner­gie et pour­tant se lais­sant porter au gré des vents. Bache­lard en a bien iden­ti­fié la nature : «Les nuages comptent parmi les «objets poétiques» les plus oniriques. Ils sont les objets d’un onirisme du plein jour. Ils déter­minent des rêve­ries faciles et éphé­mères. On est un instant «dans les nuages» et l’on revient sur terre, douce­ment raillé par les hommes posi­tifs. Aucun rêveur n’at­tri­bue au nuage la signi­fi­ca­tion grave des autres «signes» du ciel. Bref, la rêve­rie des nuages reçoit un carac­tère psycho­lo­gique parti­cu­lier : elle est une rêve­rie sans respon­sa­bi­lité. »

L’œuvre elle-même est gazeuse : les bords ne la contiennent pas, chaque couche est en suspen­sion. Cathe­rine parle de dé-liai­son. Le tracé au fusain semble souf­flé sur la toile, la poudre vola­tile rete­nue dans sa chute par la surface parti­cu­lière du support, enduit de poudre de pierre ponce. Les maté­riaux de prédi­lec­tion, le pastel et le fusain sont répu­tés fragiles à la lumière et pulvé­ru­lents. Même le dessin est rapide, fait de courbes, mouve­ments, jamais stoppé ni construit ; et la pein­ture est liquide, diaphane, comme un voile atmo­sphé­rique apposé à la toile.
C’est fina­le­ment une éner­gie parti­cu­lière que l’on retrouve à travers ces quarante années de pein­ture. C’est celle de la pulsion, du geste, qui prend posses­sion de la toile, construit une forme, avec vitesse, sans repen­tir, comme un souffle. Elle puise son éner­gie dans l’his­toire de l’art («je suis peintre»), mais aussi dans l’œuvre de ses contem­po­rains qu’elle a exposé pendant plusieurs décen­nies à la gale­rie muni­ci­pale Jean Collet de Vitry dont elle a assumé la direc­tion. Elle rend ses maté­riaux nerveux : le fusain ne souffre pas le repen­tir, le jus huile-pastel doit être passé en une seule fois pour rester lumi­neux. Fasci­née par sa propre éner­gie, elle s’en méfie, la met à distance, afin d’évi­ter qu’elle ne s’an­nule d’elle-même, dans un bouillon­ne­ment chao­tique : chaque toile est le résul­tat d’un nombre de couches, de séances de travail limi­tées, une confu­sion restreinte. Certaines courbes qui semblent peintes à main levées sont en réalité des reports modé­li­sés au moyen d’une règle souple d’ar­chi­tecte. Elle reprend la méthode du météo­ro­logue, qui a pour mission de prévoir et figer dans un schéma ce qui est instable et intan­gible, une pure abstrac­tion de fait.
Il doit être diffi­cile, pour l’ar­tiste, d’ima­gi­ner sa propre expo­si­tion éclai­rant son parcours, elle qui a consa­cré une partie de sa vie profes­sion­nelle à conce­voir les expo­si­tions des autres ; elle qui n’a jamais consi­déré son œuvre comme une carrière faci­le­ment iden­ti­fiable ; elle qui a fait de la liberté des thèmes, des maté­riaux un condi­tion essen­tielle de son travail. Peut-être faut-il fina­le­ment l’abor­der comme une prome­nade dans l’es­pace, croi­sant nuages, espaces vides qui vus de près semblent nés des hasards atmo­sphé­riques mais vus de loin consti­tuent un ciel inef­fable.

Sébas­tien Gokalp

De la météorologie cartésienne aux chemins d'eau

On avait quitté Cathe­rine Viol­let lors de son expo­si­tion mono­gra­phique Circu­la­tions en octobre 2021 à la gale­rie muni­ci­pale Jean Collet à Vitry sur Seine. Elle y avait créé in situ une pièce monu­men­tale pique­tée au couteau ou au poinçon sur une surface murale enduite à la chaux. Regrou­pés en de multiples points de tailles diffé­rentes, les éléments qui la compo­saient étaient à la fois ordon­nés ou dus au hasard du geste libre et surtout deve­naient des signes insu­laires.

Sa nouvelle série inti­tu­lée De la météo­ro­lo­gie carté­sienne aux chemins d’eau autour des remous mari­times qui sera présen­tée en juillet prochain (vernis­sage le 9 juillet) dans l’église Notre-Dame de la Haye à Descartes, en Touraine, en reprend la lignée par le dessin et le travail à la frai­seuse mais s’est enri­chi d’un son. Cathe­rine Viol­let a fait pour ce travail une créa­tion à quatre mains avec le musi­cien et compo­si­teur François Lucas.

Après des recherches sur les fonds marins autour de la litté­ra­ture – Portrait du gulf stream d’Erik Orsenna ou Descente dans le mael­ström d’Ed­gar Allan Poe – ou de docu­ments plus tech­niques sur les courants aqua­tiques, l’ar­tiste a choisi de travailler sur du papier de fort gram­mage et de grand format qu’elle enduit dans un premier temps de deux couches d’acry­lique de couleur bleue « presque Klein », ayant aupa­ra­vant direc­te­ment versé sur le papier de la pâte pigmen­taire rouge ou jaune qui resur­gira lors du travail final. S’y ajoutent parfois au terme de la créa­tion des pigments argen­tés versés presque acci­den­tel­le­ment sur le support. Une fois le papier préparé, c’est avec une petite frai­seuse que Cathe­rine Viol­let crée l’œuvre : elle soulève la matière, la bous­cule et grave ainsi une sympho­nie de signes parfois aléa­toires lorsque la machine l’en­traîne presque malgré elle. L’ar­tiste fait surgir ainsi des figures lumi­nes­centes rappe­lant les fonds de mer ou leur imagi­naire. Si le dessin reste très présent, les formes ne semblent plus vouloir obéir qu’aux dérives désor­don­nées du subcons­cient et sont comme animées d’une violence inté­rio­ri­sée. Les lignes se parti­cu­la­risent, se téles­copent, l’une cède la place aux autres. Un vacille­ment s’opère autour des éléments marins et de ses profon­deurs. L’œil alors lâche son point de fixité, sa zone d’an­crage pour se saisir de la tension de l’œuvre qui le préci­pite, le ralen­tit, le brusque même parfois.
C’est alors que la musique appa­raît. Le chant de la frai­seuse, collecté pendant le travail de la peintre et bous­culé à son tour par l’élec­tro-acous­tique, lutte et joue avec le haut­bois et le saxo­phone, se lie aux gestes du musi­cien. Les sons circulent entre les œuvres, entre­te­nus comme une respi­ra­tion qui toujours se déploie.
Les phrases musi­cales, au contact des grands dessins, surgissent puis s’ef­facent et créent un espace qui s’ouvre, s’étire. La musique enva­hit celui qui l’écoute. Pas de construc­tion logique entre les mouve­ments sonores et l’œuvre plas­tique, mais une belle alliance forte de vita­lité et de lumière : le spec­ta­teur, par la magie de ce double chemin, suit un rêve qui renait sans cesse de lui même et met les sens en éveil.
Avec ce nouveau travail, Cathe­rine Viol­let propose deux niveaux de lecture – le son et le visuel – mais pour en saisir la cohé­rence, il faut les lire simul­ta­né­ment, avec le regard de l’in­tel­lect et celui du cœur.

Françoise Docquiert

Les météores

Il y a quelques mois, Cathe­rine Viol­let a décou­vert Les Météores (1673), un texte de René Descartes inclus dans le Discours de la méthode où l’au­teur livre son analyse sur les méta­mor­phoses de la nature. Un récit inat­tendu de la part de ce grand mathé­ma­ti­cien et philo­sophe qu’il présente comme “une fable du monde”. Un texte très enthou­sias­mant, poétique et lyrique à la fois, en phase avec notre époque habi­tée par les chan­ge­ments clima­tiques. Et il abonde aussi de croquis, de dessins.

La dernière série de l’ar­tiste a pris forme, en partie, autour des Météores, selon l’ac­cep­ta­tion de son auteur : terme qui désigne tous les phéno­mènes aériens sublu­naires. Cathe­rine Viol­let lui a donné ce nom en repre­nant à son compte cette faculté de Descartes de trans­fi­gu­rer, de trans­mettre, de trans­po­ser. L’ar­tiste envi­sage là encore sa pein­ture comme projet, risque, aven­ture, passage. On y retrouve des traces de Supports/Surfaces, plus exac­te­ment de Bernard Pagès dont le travail, dès les années 80, entaille direc­te­ment la couleur. Ou une relec­ture atten­tive d’Ells­worth Kelly qui affir­mait : « Dès le début du 20ème siècle, les artistes se sont inté­res­sés à la frag­men­ta­tion du monde et à la recherche de l’es­sence de la forme et de l’ex­pé­rience. L’un des évène­ments majeurs de l’his­toire de l’art abstrait a été la lutte de l’ar­tiste pour libé­rer la forme de la repré­sen­ta­tion et de la maté­ria­lité : la frag­men­ta­tion, l’im­por­tance de la forme unique ».

La plupart des toiles de la série Météores sont des grands formats qui tendent à l’abs­trac­tion, dans ce mouve­ment récurent à son œuvre : elle s’at­tache à la figure puis s’en détache. Le travail s’ar­ti­cule comme toujours autour de la notion de dé-liai­son. On y retrouve des rémi­nis­cences de sa série Le pas de temps du modèle — à partir des lignes de pertur­ba­tions atmo­sphé­riques dessi­nées scien­ti­fique­ment par les météo­ro­logues — ou encore ses lignes souples modé­li­sées dans l’es­pace à l’aide d’une règle d’ar­chi­tecte.
Certaines œuvres témoignent d’une nouveauté dans la pratique de l’ar­tiste : elle reprend d’an­ciens tableaux et y pose la pein­ture. C’est l’idée de la strate qui devient le soubas­se­ment d’une autre créa­tion et en enri­chit la matière.
D’autres sont recou­vertes en partie d’un frag­ment d’une toile ancienne mono­chrome, donnant à voir une super­po­si­tion d’images consti­tuées de dessins, de pein­ture et des champs colo­rés décou­pés.
D’autres enfin, comme souvent chez Cathe­rine, sont réali­sées sur des toiles enduites de pierre ponce, dont le frot­te­ment répété du pastel et du fusain révèle la matière.
Les dessins au fusain qui donnent forme au tableau, ou encore pique­tés au couteau ou au poinçon sur une surface murale enduite de chaux pour une pièce in-situ, sont calmes et clairs, proches de la recti­tude des dessins japo­nais. Regrou­pés en de multiples points de tailles diffé­rentes, ils deviennent signes insu­laires. Ces éléments qui sont à la fois ordon­nés ou dus au hasard du geste libre grâce à un échange subtil entre la diver­gence et la répé­ti­tion, donnent au nouveau travail de Cathe­rine Viol­let une dyna­mique toute parti­cu­lière. L’es­pace est presque sans profon­deur, le plat, le géomé­trique et le médi­ta­tif dominent. Les œuvres ont toutes une sensua­lité accen­tuée donnant à voir une percep­tion inten­sive qui précède la pensée.

Ses Météores ne se retrouvent, pour­tant, dans aucun champ de la pein­ture contem­po­raine. Viol­let, dans sa pratique, déjoue toute inféo­da­tion. En pour­sui­vant avec les Météores ses recherches sur le geste, le dessin, la matière de la toile, Cathe­rine Viol­let a produit une série de varia­tions combi­nées, non closes, permu­ta­tives, porteuses de sensa­tions, réser­voirs de sensi­bi­li­tés, lieux de trans­po­si­tions. Pourquoi leur impact est il si viscé­ral ? Peut être cette série révèle t-elle l’exis­tence d’un paysage encore inex­ploré par l’ar­tiste au sein de sa réflexion sur la fabri­ca­tion déli­bé­rée d’une œuvre. Ils pointent tous en tout cas vers une face très poétique de l’uni­vers puis­sant de l’ar­tiste.

Françoise Docquiert

Au sujet de la Figuration libre

Révé­lée en juin 1981 dans l’ex­po­si­tion mythique Finir en beauté, orga­ni­sée par le critique Bernard Lamarche-Vadel, Cathe­rine Viol­let est géné­ra­le­ment consi­dé­rée comme la seule artiste femme de la Figu­ra­tion libre, qui s’est alors cris­tal­li­sée dans ce loft pari­sien. Déjà proche de Rémy Blan­chard, Viol­let en effet intègre natu­rel­le­ment le groupe formé aussi de Bois­rond, Combas et Di Rosa, dont une pratique rapide, hyper éner­gique et jubi­la­toire de la pein­ture la rapproche alors.

Pour­tant, là où la Figu­ra­tion libre tourne osten­si­ble­ment le dos à la culture artis­tique clas­sique, privi­lé­giant des sujets issus du rock, de la bande dessi­née et plus géné­ra­le­ment de la rue, Cathe­rine Viol­let choi­sit pour sa part le jardin ; celui des Tuile­ries, préci­sé­ment, où elle découvre et photo­gra­phie les dix-huit sculp­tures d’Aris­tide Maillol (1861–1944), instal­lées en 1964 sous la direc­tion de sa modèle, muse puis galle­riste Dina Vierny, grande résis­tante aux talents nombreux (elle publie en 1975 un disque éton­nant de Chants du Goulag).


Dans un jeu de miroir entre sculp­ture et pein­ture, mais aussi entre figures fémi­nines (l’ar­tiste, la modèle, l’hé­roïne), l’art de Cathe­rine Viol­let s’épa­nouit, d’abord sur les feuilles étroites de ses carnets de croquis Je tiens beau­coup à pouvoir en quelque sorte recueillir dans ma main la future compo­si­tion, dit-elle, puis sur de larges toiles – souvent déjà colo­rées, des envers de tissus, dont du skaï – où les figures nues sont cernées par des éléments déco­ra­tifs pattern, où se perçoivent aussi les échos de Bonnard, Matisse ou Vuillard.


Pour autant, la pein­ture de Cathe­rine Viol­let n’a rien de commun avec l’art dit cultivé de la décen­nie 1980. En 1983, elle inti­tule la première présen­ta­tion d’en­ver­gure de ces œuvres inspi­rées par Maillol La trêve des héroïnes ; dans le cata­logue, elle évoque ces femmes abso­lu­ment au présent : Elles ne dorment pas, mais je souhaite que l’on sente qu’elles sont au repos entre deux phase actives : fortes, puis­santes, elles appa­raissent dispo­nibles après avoir combattu et avant d’en­tre­prendre de nouveaux combats.


La rétros­pec­tive que vient de lui consa­crer le musée d’Or­say, et l’ex­po­si­tion Maillol- Héri­tage, orga­ni­sée par l’his­to­rien de l’art Thierry Dufrêne à la Gale­rie Dina Vierny, ont permis de mieux prendre la mesure de la moder­nité toujours actuelle de l’art de Maillol. Grâce à la géné­ro­sité d’Oli­vier, Alexandre et Pierre Lorquin, et la parti­ci­pa­tion de la Gale­rie Dina Vierny et du Musée Maillol, cette inédite quête de l’har­mo­nie entre les pein­tures et dessins de Cathe­rine Viol­let et les œuvres qui les ont inspi­rées met en relief ce qui les rassemble : l’élan vital, le souffle de la liberté, l’échap­pée dans l’ima­gi­naire, la recherche de la beauté vraie, cet autre nom de la vérité, au plus intime d’une fémi­nité assez forte pour oser s’aban­don­ner.


Stéphane Corréard et Hervé Loeven­bruck

Sur le pas du temps du modèle

Lorsque Cathe­rine Viol­let m’a invi­tée à écrire ce texte, je suis retour­née au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris visi­ter la collec­tion. C’est toujours un moment qui m‘apaise beau­coup que de revoir les Bonnard, les salles Supports/surfaces, ou encore les œuvres de Martial Raysse. Disons que « je m’y retrouve » …
Les hasards du calen­drier ont fait qu’au même moment, les expo­si­tions d’An­dré Cadere et A.R.Penck étaient à l’af­fiche. Si la « pein­ture en bâton » de l’un me permet­tait d’ap­pré­hen­der le contexte français des années 70, la pein­ture sur toile de l’autre m’ai­dait à mieux comprendre la rencontre de l’abs­trac­tion et de la figu­ra­tion, du signe et du symbole … et donc, entre ces deux rétros­pec­tives, à mieux cerner l’his­toire de Cathe­rine et de sa pein­ture, sa pein­ture à un moment de cette histoire.
Ce qui m’a inté­res­sée lorsque j’ai vu pour la première fois son travail il y a quelques années, c’est son prin­cipe de « dé-liai­son ». Dans un premier temps, de façon formelle, la dé-liai­son nommait la distance entre dessin et couleur, la disso­cia­tion du trait et de l’aplat, et donc, en consé­quence la part du vide dans le tableau.
J’ai retrouvé ensuite un peu partout ce mot de dé-liai­son : en écono­mie, dans l’ur­ba­nisme, en psycha­na­lyse … et pour au moins chacun de ces trois domaines, l‘on convien­dra avec moi que le vide est on ne peut plus signi­fi­ca­tif …
Outre la néces­sité de rappe­ler que la dé-liai­son est aussi ce qui permet à l’air de circu­ler dans le tableau, elle nomme ainsi la perte, l’ab­sence de lien.
Je m’in­ter­ro­geais en même temps sur la possi­bi­lité pour sa pein­ture, dans son dérou­le­ment, de deve­nir le lieu même de la restau­ra­tion de ce lien. Comme le pointe Alin Avila : un air tumul­tueux circule sur le tableau et si tout ne vole pas, c’est bien parce que le regard tient, tend tout cela, une tenta­tive d’équi­libre instable selon la formule, employée dans d’autres circons­tances, par Sylvia Bächli.
Mais ce qui m’in­té­res­sait plus profon­dé­ment encore, et comme à chaque fois que je regarde de la pein­ture contem­po­raine, c’était sa capa­cité à me distan­cier tout autant qu’à me propul­ser dans les préoc­cu­pa­tions d’un monde fait de flux et de réseaux, de circu­la­tions et de relais, de véhi­cules d’in­for­ma­tions, d’objets, d’hommes …
Je l’ai déjà écris ailleurs : comment des notions telles que l’im­mé­dia­teté de l’in­for­ma­tion, l’abo­li­tion des distances … mais aussi le durcis­se­ment des fron­tières, l’ac­crois­se­ment des inéga­li­tés entre centre et péri­phé­rie, nord et sud viennent enri­chir le voca­bu­laire des pratiques pictu­rales, et, à l’in­verse, la possi­bi­lité pour la pein­ture de s’en empa­rer ?
Comment imagi­ner une traduc­tion plas­tique à ces réseaux qui couvrent désor­mais l’en­semble de la surface de la planète, et dont l’im­ma­té­ria­lité rajoute beau­coup à la brutale immé­dia­teté de leurs effets.
C’est, à mon sens, cette imma­té­ria­lité qui fait de la pein­ture et de sa capa­cité à trans­for­mer des signes en symboles un des médiums les plus perti­nents pour une tache d’en­ver­gure : donner une image à cette nouvelle orga­ni­sa­tion du monde, et ainsi, adou­cir le trau­ma­tisme dont parle Paul Viri­lio d’une déso­rien­ta­tion fonda­men­tale dû aujour­d’hui au temps réel, succes­sif à celui de l’es­pace réel de la Renais­sance.
Cathe­rine elle-même en parle : Comment rester serein et en harmo­nie quand tout se bous­cule, quand ce début de siècle met en œuvre les grands mouve­ments du monde, que ces évène­ments prennent telle­ment le cœur et l’âme…

Dans l’ex­po­si­tion de l’Oran­ge­rie du Château de Sucy-en-Brie, nous retrou­vons les toiles mettant en œuvre l’as­so­cia­tion du dessin et de la pein­ture, du fusain et de l’huile, où le gras accroche la surface rêche de la toile apprê­tée à la pierre ponce. Jacques Py parle du […] tracé sismo­gra­phique du dessin où la ligne doute et se partage entre l’hé­si­ta­tion et l’af­fir­ma­tion.
J’y ajou­te­rais la vibra­tion de cette même ligne -où le geste du tracé du peintre semble réson­ner encore à la surface- et la tenta­tion de la chute -entre gravité et suspen­sion des corps.
En tout état de cause, rester verti­cal me dis-je sans cesse…
D’une démarche essen­tiel­le­ment basé sur le dessin et sa rela­tion à l’es­pace advient, ces derniers temps, une nouvelle histoire figu­rée à la mine de plomb et à l’aqua­relle sur tissus blancs amidon­nés repre­nant les sché­mas météo­ro­lo­giques que nous livrent quoti­dien­ne­ment la presse.
Une recherche graphique et pictu­rale qui reprend le motif, cher à l’ar­tiste, du cous­sin d’air, mais qui semble aussi, comme je me le deman­dais plus haut, restau­rer le lien. Se réfé­rer aux graphiques atmo­sphé­riques du dépla­ce­ment des masses d’air, à leurs cartes striées de flèches dans toutes les direc­tions, en donner l’image d’un « monde flot­tant », une vision de l’éphé­mère, du fluc­tuant, de l’in­stable … mais les traits reliés cette fois ci.
L’on connaît le nuage comme motif symbo­lique parti­cu­liè­re­ment impor­tant dans l’his­toire de la pein­ture. D’autre part, Pierre Sterck le rappelle : l’ico­no­gra­phie de la carto­gra­phie a été indexée au réper­toire formel pictu­ral ce qui a donné une conver­sion de l’es­pace ou les usages humains d’es­paces en formes plas­tiques signi­fiantes.
Le travail actuel de Cathe­rine Viol­let se situe­rait quelque part entre la « Théo­rie du nuage » d’Hu­bert Damisch et l’ex­po­si­tion « GNS Global Navi­ga­tion System » qui a eu lieu en 2003 au Palais de Tokyo.
Entre temps, il a fallu la dispa­ri­tion des mondes mytho­lo­giques et reli­gieux pour que les éléments de la nature, tenus jusque-là pour le simple arrière-plan de scènes divines, soient litté­ra­le­ment révé­lés : Là où le peintre du Moyen-âge n’a jamais peint un nuage sinon dans l’in­ten­tion d’y placer un ange […] nous ne croyons pas quant à nous que les nuages contiennent autre chose qu’une quan­tité donnée de pluie ou de grêle écrit Hubert Damisch rappe­lant ainsi que le peintre du XIXe siècle s’in­té­resse à l’as­pect sensible des nuages, à leurs confi­gu­ra­tions objec­tives, aux effets de brume, à l’ap­pa­rence des choses vues à travers l’écran des forma­tions atmo­sphé­riques.
Que la nomi­na­tion des nuages et les travaux des météo­ro­logues du XIXe siècle coïn­cident avec les heures glorieuses de la pein­ture de paysage n’est évidem­ment pas le fruit du hasard. Cette dernière corres­pond aux inté­rêts scien­ti­fiques pour une véri­table décou­verte, en profane, des miracles de la nature. Au même moment, la pein­ture de nuage contri­buera large­ment à alimen­ter les rêve­ries roman­tiques.
Conscient aujour­d’hui des drames et de l’émo­tion univer­selle que suscite les colères du ciel, le peintre contem­po­rain conjugue l’ex­cel­lence de la tech­ni­cité météo­ro­lo­gique à l’évo­ca­tion de ce nouveau mystère que repré­sente l’ap­pa­rente virtua­lité des énon­cés météos et la cruelle réalité de leurs effets.
Cathe­rine collecte et réin­tègre sur de grandes séri­gra­phies desti­nées à voiler les fenêtres de la salle d’ex­po­si­tion, ces commen­taires. Aussi abstraits que poétiques, souvent terribles, rela­tifs aux pertur­ba­tions atmo­sphé­riques, et donc à l’in­ter­rup­tion d’un état d’équi­libre, ils figurent une des peurs collec­tives du XXIe siècle, pas si éloi­gnés que ça, peut-être, des mythiques frayeurs des temps passés.
Je feuillette l’al­bum photo qui clôture la mono­gra­phie de Cathe­rine Viol­let édité en 1996, je regarde le déroulé de ces décen­nies : 1970, 1980… dont je me sens complè­te­ment l’en­fant. Cela m’éclaire tout autant sur l’his­toire de l’art français que sur ma propre histoire ; et plus loin, plus tard, je lis : Les nuages sont formés d’une matière unique qui ne cesse de se trans­for­mer, que tout nuage en somme est la méta­phore d’un autre.

Delphine Maurant Paris 29 février 2008

La dernière cita­tion est de Stéphane Aude­guy, La théo­rie du nuage, Flam­ma­rion, 2005